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Détruire le capitalisme de surveillance
Cory Doctorow
Traduction Framalang
Le capitalisme de surveillance tel quanalysé ici par Cory Doctorow est une cible agile, mouvante et
surtout omnipotente et omniprésente. Comment maîtriser le monstre et le déconstruire, à défaut de
le détruire ?
La longue analyse de Doctorow, publiée en août 2020 sur OneZero, comprend plusieurs chapitres
que les bénévoles de Framalang vous ont traduits entre septembre 2020 et janvier 2021.
Un point important : C. Doctorow nous a autorisés à traduire et publier dans les termes de la même
licence : CC-NC-ND (pas dutilisation commerciale et pas de travaux dérivés). Par principe nous
sommes opposés à ces restrictions de libertés, pour les éditions Framabook où nous publions
seulement du copyleft (voir les explications détaillées dans cette page qui précise la politique
éditoriale de Framabook). Nous faisons ici une exception avec laccord explicite de lauteur
naturellement.
Article original : How to Destroy Surveillance Capitalism, by Cory Doctorow (2020)
https://onezero.medium.com/how-to-destroy-surveillance-capitalism-8135e6744d59
Les traductrices et traducteurs bénévoles de Framalang par ordre alphabétique :
Alain (Mille)
Barbidule
Claire
draenog
Fabrice
Gangsoleil
Goofy
Juliette
Jums
Laure
Lumibd
Mannik
mo,
ngfchristian
Pierre-Emmanuel Largeron
retrodev
Sphinx
Susyl
tykayn
et les anonymes…
Images dillustration par Shira Inbar https://shira-inbar.com/
Cette traduction est donc sous licence Creative Commons CC-NC-ND
Comment détruire le capitalisme de surveillance
PAR CORY DOCTOROW
Note de léditeur
Le capitalisme de surveillance est partout. Mais ce nest pas le résultat dune malencontreuse
dérive ou dun abus de pouvoir des entreprises, cest le système qui fonctionne comme prévu. Tel
est le propos du nouvel essai de Cory Doctorow, que nous sommes ravis de publier intégralement
ici sur OneZero. Voici comment détruire le capitalisme de surveillance.
La Toile aux mille mensonges
Le plus surprenant dans la renaissance au 21e siècle des partisans de la Terre plate cest létendue
des preuves contre leur croyance. On peut comprendre comment, il y a des siècles, des gens qui
navaient jamais pu observer la Terre dun point suffisamment élevé pour voir la courbure de la
Terre aient pu en arriver à la croyance « pleine de bon sens » que la Terre, qui semblait plate, était
effectivement plate.
Mais aujourdhui, alors que les écoles primaires suspendent régulièrement des caméras GoPro à des
ballons-sondes et les envoient assez haut pour photographier la courbure de la Terre sans parler de
la même courbure devenue banale à voir depuis le hublot dun avion il faut avoir une volonté de
fer pour maintenir la croyance que le monde est plat.
Il en va de même pour le nationalisme blanc et leugénisme : à une époque où lon peut devenir une
simple donnée de la génomique computationnelle en prélevant un échantillon dADN dans sa joue
et en lenvoyant à une entreprise de séquençage génétique avec une modeste somme dargent, la
« science des races » na jamais été aussi facile à réfuter.
Nous vivons un âge dor où les faits sont à la fois aisément disponibles et faciles à nier. Des
conceptions affreuses qui étaient demeurées à la marge pendant des décennies, voire des siècles, se
sont répandues du jour au lendemain, semble-t-il.
Lorsquune idée obscure gagne du terrain, il ny a que deux choses qui puissent expliquer son
ascension : soit la personne qui exprime cette idée a bien amélioré son argumentation, soit la
proposition est devenue plus difficile à nier face à des preuves de plus en plus nombreuses. En
dautres termes, si nous voulons que les gens prennent le changement climatique au sérieux, nous
pouvons demander à un tas de Greta Thunberg de présenter des arguments éloquents et passionnés
depuis des podiums, gagnant ainsi nos cœurs et nos esprits, ou bien nous pouvons attendre que les
inondations, les incendies, le soleil brûlant et les pandémies fassent valoir leurs arguments. En
pratique, nous devrons probablement faire un peu des deux : plus nous bouillirons et brûlerons, plus
nous serons inondés et périrons, plus il sera facile aux Greta Thunberg du monde entier de nous
convaincre.
Les arguments en faveur de croyances ridicules en des conspirations odieuses, comme ceux des
partisans anti-vaccination, des climato-sceptiques, des adeptes de la Terre plate ou de leugénisme
ne sont pas meilleurs que ceux de la génération précédente. En fait, ils sont pires parce quils sont
présentés à des personnes qui ont au moins une connaissance basique des faits qui les réfutent.
Les anti-vaccins existent depuis les premiers vaccins, mais les premiers anti-vaccins sadressaient à
des personnes moins bien équipées pour comprendre les principes de base de la microbiologie et
qui, de plus, navaient pas été témoins de léradication de maladies meurtrières comme la polio, la
variole ou la rougeole. Les anti-vaccins daujourdhui ne sont pas plus éloquents que leurs
prédécesseurs, et ils ont un travail bien plus difficile.
Ces théoriciens conspirationnistes farfelus peuvent-ils alors vraiment réussir grâce à des arguments
supérieurs ?
Certains le pensent. Aujourdhui, il est largement admis que lapprentissage automatique et la
surveillance commerciale peuvent transformer un théoricien du complot, même le plus maladroit,
en un Svengali capable de déformer vos perceptions et de gagner votre confiance, ce grâce au
repérage de personnes vulnérables, à qui il présentera des arguments quune I.A. aura affinés afin de
contourner leurs facultés rationnelles, transformant ainsi ces gens ordinaires en platistes, en antivaccins ou même en nazis.
Lorsque la RAND Corporation accuse Facebook de « radicalisation » et lorsque lalgorithme de
Facebook est tenu pour responsable de la diffusion de fausses informations sur les coronavirus, le
message implicite est que lapprentissage automatique et la surveillance provoquent des
changements dans notre conception commune de ce qui est vrai.
Après tout, dans un monde où les théories de conspiration tentaculaires et incohérentes comme le
Pizzagate et son successeur, QAnon, ont de nombreux adeptes, il doit bien se passer quelque chose.
Mais y a-t-il une autre explication possible ? Et si cétaient les circonstances matérielles, et non les
arguments, qui faisaient la différence pour ces lanceurs de théories complotistes ? Et si le
traumatisme de vivre au milieu de véritables complots tout autour de nous des complots entre des
gens riches, leurs lobbyistes et les législateurs pour enterrer des faits gênants et des preuves de
méfaits (ces complots sont communément appelés « corruption ») rendait les gens vulnérables aux
théories du complot ?
Si cest ce traumatisme et non la contagion les conditions matérielles et non lidéologie qui fait
la différence aujourdhui et qui permet une montée dune désinformation détestable face à des faits
facilement observables, cela ne signifie pas que nos réseaux informatiques soient irréprochables. Ils
continuent à faire le gros du travail : repérer les personnes vulnérables et les guider à travers une
série didées et de communautés toujours plus extrémistes.
Le conspirationnisme qui fait rage a provoqué de réels dégâts et représente un réel danger pour
notre planète et les espèces vivantes, des épidémies déclenchées par le déni de vaccin aux génocides
déclenchés par des conspirations racistes en passant par leffondrement de la planète causé par
linaction climatique inspirée par le déni. Notre monde est en feu et nous devons donc léteindre,
trouver comment aider les gens à voir la vérité du monde, au-delà des conspirations qui les ont
trompés.
Mais lutter contre les incendies est une stratégie défensive. Nous devons prévenir les incendies.
Nous devons nous attaquer aux conditions matérielles traumatisantes qui rendent les gens
vulnérables à la contagion conspirationniste. Ici aussi, la technologie a un rôle à jouer.
Les propositions ne manquent pas pour y remédier. Du règlement de lUE sur les contenus
terroristes, qui exige des plateformes quelles contrôlent et suppriment les contenus « extrémistes »,
aux propositions américaines visant à forcer les entreprises technologiques à espionner leurs
utilisateurs et à les tenir pour responsables des discours fallacieux de leurs utilisateurs, il existe
beaucoup dénergie pour forcer les entreprises technologiques à résoudre les problèmes quelles ont
créés.
Il manque cependant une pièce essentielle au débat. Toutes ces solutions partent du principe que les
entreprises de technologie détiennent la clé du problème, que leur domination sur lInternet est un
fait permanent. Les propositions visant à remplacer les géants de la tech par un Internet plus
diversifié et pluraliste sont introuvables. Pire encore : les « solutions » proposées aujourdhui
exigent que les grandes entreprises technologiques restent grandes, car seules les très grandes
peuvent se permettre de mettre en œuvre les systèmes exigés par ces lois.
Il est essentiel de savoir à quoi nous voulons que notre technologie ressemble si nous voulons nous
sortir de ce pétrin. Aujourdhui, nous sommes à un carrefour où nous essayons de déterminer si
nous voulons réparer les géants de la tech qui dominent notre Internet, ou si nous voulons réparer
Internet lui-même en le libérant de lemprise de ces géants. Nous ne pouvons pas faire les deux,
donc nous devons choisir.
Je veux que nous choisissions judicieusement. Dompter les géants de la tech est essentiel pour
réparer Internet et, pour cela, nous avons besoin dune action militante pour nos droits numériques.
Le militantisme des droits numériques après un quart de siècle
Le militantisme pour les droits numériques est plus que trentenaire à présent. LElectronic Frontier
Foundation a eu 30 ans cette année ; la Free Software Foundation a démarré en 1985. Pour la
majeure partie de lhistoire du mouvement, la plus grande critique à son encontre était son inutilité :
les vraies causes à défendre étaient celle du monde réel (repensez au scepticisme qua rencontré la
Finlande en déclarant que laccès au haut débit est un droit humain, en 2010) et le militantisme du
monde réel ne pouvait exister quen usant ses semelles dans la rue (pensez au mépris de Malcolm
Gladwell pour le « clictivisme »).
Mais à mesure de la présence croissante de la tech au cœur de nos vies quotidiennes, ces
accusations dinutilité ont dabord laissé place aux accusations dinsincérité (« vous prêtez attention
à la tech uniquement pour défendre les intérêts des entreprises de la tech », puis aux accusations de
négligence (« pourquoi navez-vous pas prévu que la tech pourrait être une force aussi
destructrice ? »). Mais le militantisme pour des droits numériques est là où il a toujours été : prêter
attention aux êtres humains dans un monde où la tech prend inexorablement le contrôle.
La dernière version de cette critique vient sous la forme du « capitalisme de surveillance », un terme
inventé par la professeure déconomie Shoshana Zuboff dans son long et influent livre de 2019, The
Age of Surveillance Capitalism : The Fight for a Human Future at the New Frontier of Power (paru
en français le 15/10/2020 sous le titre LÂge du capitalisme de surveillance). Zuboff avance que le
« capitalisme de surveillance » est une créature unique de lindustrie de la tech et quau contraire de
toute autre pratique commerciale abusive dans lhistoire, elle est « constituée par des mécanismes
dextraction imprévisibles et souvent illisibles, de marchandisation et de contrôle qui éloignent en
réalité les personnes de leur comportement propre, tout en créant de nouveaux marchés de
prédiction et de modification comportementales. Le capitalisme de surveillance défie les normes
démocratiques et sécarte de manière décisive de lévolution du capitalisme de marché au cours des
siècles ». Cest une forme nouvelle et mortelle du capitalisme, un « capitalisme scélérat », et notre
manque de compréhension de ses capacités et dangers sans précédents représente une menace
existentielle pour lespèce entière. Elle a raison sur la menace que représente actuellement le
capitalisme pour notre espèce, et elle a raison de dire que la tech pose des défis uniques à notre
espèce et notre civilisation, mais elle se trompe vraiment sur la manière dont la tech est différente et
sur la façon dont elle menace notre espèce.
De plus, je pense que son diagnostic incorrect nous mènera dans une voie qui finira par renforcer les
géants de la tech, au lieu de les affaiblir. Nous devons démanteler les géants et, pour cela, nous
devons commencer par identifier correctement le problème.
Lexception de la tech, hier et daujourdhui
Les premiers critiques du mouvement des droits numériques, dont les meilleurs représentants sont
peut-être les organisations militantes comme lElectronic Frontier Foundation, la Free Software
Foundation, Public Knowledge ou dautres, qui mettent laccent sur la préservation et lamélioration
des droits humains dans un environnement numérique, ont diabolisé les militants en les accusant de
défendre « une exception technologique ». Au tournant du nouveau millénaire, les gens sérieux
ridiculisaient toute affirmation selon laquelle les réglementations sur la tech pouvaient avoir un
impact sur « le monde réel ». Les craintes exprimées sur la possibilité que les réglementations de la
tech aient des conséquences sur les libertés dexpression, dassociation, de vie privée, sur les
fouilles et saisies, les droits fondamentaux et les inégalités, tout cela était qualifié de grotesque,
comme une prétention à faire passer les inquiétudes de tristes nerds se disputant à propos de Star
Trek sur des forums au-dessus des luttes pour les droits civiques, des combats de Nelson Mandela et
du soulèvement du Ghetto de Varsovie.
Au cours des décennies suivantes, les accusations d« exception technologique » nont fait que
saffûter alors que le rôle de la tech dans la vie quotidienne sest affirmé : maintenant que la tech
sest infiltrée dans tous les recoins de nos vies et que notre présence en ligne a été monopolisée par
une poignée de géants, les défenseurs des libertés numériques sont accusés dapporter de leau au
moulin des géants de la tech pour couvrir les négligences (ou pire encore, leurs manœuvres
malfaisantes) qui servent leurs propres intérêts.
De mon point de vue, le mouvement pour les droits numériques est resté immobile alors que le reste
du monde a progressé. Depuis sa naissance, la préoccupation principale du mouvement était les
utilisateurs, ainsi que les créateurs doutils numériques qui fournissaient le code dont ils avaient
besoin pour concrétiser les droits fondamentaux. Les militants pour les droits numériques ne se
sentaient concernés par les entreprises que dans la mesure où elles agissaient pour faire respecter les
droits des utilisateurs (ou, tout aussi souvent, quand les entreprises agissaient de manière tellement
stupide quelles menaçaient dadopter de nouvelles règles qui rendraient plus difficile pour les bons
élèves daider les utilisateurs).
La critique du « capitalisme de surveillance » a remis en lumière les militants pour les droits
numériques : non pas comme des alarmistes qui surestiment limportance de leurs nouveaux
joujoux, ni comme des complices des géants de la tech, mais plutôt comme des brasseurs dair
tranquilles dont le militantisme de longue date est un handicap qui les empêche de discerner de
nouvelles menaces, alors quils continuent de mener les combats technologiques du siècle dernier.
Mais lexception de la tech est une lourde erreur, peu importe qui la commet.
Ne vous fiez pas à ce quils vous disent
Vous avez probablement déjà entendu dire : « si cest gratuit, cest vous le produit ». Comme nous
le verrons plus loin, cest vrai, mais incomplet. En revanche, ce qui est absolument vrai, cest que
les annonceurs sont les clients des géants de la tech accros à la pub et que les entreprises comme
Google ou Facebook vendent leurs capacités à vous convaincre dacheter. La came des géants de la
tech, cest la persuasion. Leurs services (réseaux sociaux, moteurs de recherche, cartographie,
messagerie, et tout le reste) ne sont que des moyens de fournir cette persuasion.
La peur du capitalisme de surveillance part du principe (justifié) que tout ce que les géants de la
tech racontent sur eux-mêmes est sûrement un mensonge. Mais cette critique admet une exception
quand il sagit des prétentions émises par les géants de la tech dans leurs documentations marketing,
plus précisément leur matraquage continu autour de lefficacité de leurs produits dans les
présentations destinées à de potentiels annonceurs numériques en ligne, ainsi que dans les
séminaires de technologies publicitaires : on considère quils sont aussi doués pour nous influencer
quils le prétendent lorsquils vendent leurs systèmes de persuasion aux clients crédules. Cest une
erreur, car les documents marketing ne sont pas un indicateur fiable de lefficacité dun produit.
Le capitalisme de surveillance considère quau vu de limportant volume dachat des annonceurs
auprès des géants de la tech, ces derniers doivent sûrement vendre quelque chose pour de bon. Mais
ces ventes massives peuvent tout aussi bien être le résultat dun fantasme généralisé ou de quelque
chose dencore plus pernicieux : un contrôle monopolistique sur nos communications et nos
échanges commerciaux.
Être surveillé modifie notre comportement et pas pour le meilleur. La surveillance crée des risques
pour notre progrès social. Le livre de Zuboff propose des explications particulièrement lumineuses
de ce phénomène. Mais elle prétend aussi que la surveillance nous dérobe littéralement notre
liberté : ainsi, lorsque nos données personnelles sont mélangées avec de lapprentissage machine,
cela crée un système de persuasion tellement dévastateur que nous sommes démunis face à lui.
Autrement dit, Facebook utilise un algorithme qui analyse des données de votre vie quotidienne,
extraites sans consentement, afin de personnaliser votre fil dactualité pour vous pousser à acheter
des trucs. On dirait un rayon de contrôle mental sorti tout droit dune BD des années 50, manipulé
par des savants fous dont les supercalculateurs leur assurent une domination totale et perpétuelle sur
le monde.
Quest-ce que la persuasion ?
Pour comprendre pourquoi vous ne devriez pas vous inquiéter du rayon de contrôle mental, mais
bien plutôt de la surveillance et des géants de la tech, nous devons commencer par décortiquer ce
que nous entendons par « persuasion ».
Google, Facebook et les autres capitalistes de la surveillance promettent à leurs clients (les
annonceurs) quen utilisant des outils dapprentissage machine entraînés sur des jeux de données de
taille inimaginable, constitués dinformations personnelles récoltées sans consentement, ils seront
capables de découvrir des moyens de contourner les capacités de rationalisation du public et de
contrôler le comportement de ce dernier, provoquant ainsi des cascades dachats, de votes ou autres
effets recherchés.
Limpact de la domination excède de loin celui de la manipulation et devrait être central dans notre
analyse et dans tous les remèdes que nous envisageons.
Mais il existe peu dindices pour prouver que cela se déroule ainsi. En fait, les prédictions que le
capitalisme de surveillance fournit à ses clients sont bien moins impressionnantes quelles ne le
prétendent. Plutôt que de chercher à passer outre votre rationalité, les capitalistes de la surveillance
comme Mark Zuckerberg pratiquent essentiellement une au moins des trois choses suivantes :
1. Segmentation
Si vous êtes vendeur de couches-culottes, vous aurez plus de chance den vendre en démarchant les
personnes présentes dans les maternités. Toutes les personnes qui entrent ou sortent dune maternité
ne viennent pas davoir un bébé et toutes celles qui ont un bébé ne sont pas consommatrices de
couches. Mais avoir un bébé est fortement corrélé avec le fait dêtre un consommateur de couches
et se trouver dans une maternité est hautement corrélé avec le fait davoir un bébé. Par conséquent,
il y a des publicités pour les couches autour des maternités (et même des démarcheurs de produits
pour bébés qui hantent les couloirs des maternités avec des paniers remplis de cadeaux).
Le capitalisme de surveillance, cest de la segmentation puissance un milliard. Les vendeurs de
couches peuvent aller bien au-delà des personnes présentes dans les maternités (bien quils puissent
aussi faire ça avec, par exemple, des publicités mobiles basées sur la géolocalisation). Ils peuvent
vous cibler selon que vous lisiez des articles sur léducation des enfants, les couches-culottes ou une
foule dautres sujets, et lanalyse des données peut suggérer des mots-clés peu évidents à cibler. Ils
peuvent vous cibler sur la base darticles que vous avez récemment lus. Ils peuvent vous cibler sur
la base de ce que vous avez récemment acheté. Ils peuvent vous cibler sur la base des e-mails ou des
messages privés que vous recevez concernant ces sujets, et même si vous mentionnez ces sujets à
voix haute (bien que Facebook et consorts jurent leurs grands dieux que ce nest pas le cas, du
moins pour le moment).
Cest franchement effrayant.
Mais ce nest pas du contrôle mental.
Cela ne vous prive pas de votre libre-arbitre. Cela ne vous leurre pas.
Pensez à la manière dont le capitalisme de surveillance fonctionne en politique. Les entreprises du
capitalisme de surveillance vendent aux professionnels de la politique la capacité de repérer ceux
qui pourraient être réceptifs à leurs argumentaires. Les candidats qui font campagne sur la
corruption du secteur financier sont à la recherche de personnes étranglées par les dettes, ceux qui
utilisent la xénophobie recherchent des personnes racistes. Ces communicants ont toujours ciblé
leurs messages, peu importe que leurs intentions soient honorables ou non : les syndicalistes font
leurs discours aux portes des usines et les suprémacistes blancs distribuent leurs prospectus lors des
réunions de lassociation conservatrice John Birch Society.
Mais cest un travail imprécis, et donc épuisant. Les syndicalistes ne peuvent pas savoir quel
ouvrier approcher à la sortie de lusine et peuvent perdre leur temps avec un membre discret de la
John Birch Society ; le suprémaciste blanc ne sait pas quels membres de la Birch sont tellement
délirants quassister à une réunion est le maximum quils peuvent faire, et lesquels peuvent être
convaincus de traverser le pays pour brandir une torche de jardin Tiki dans les rues de
Charlottesville, en Virginie.
Comme le ciblage augmente le rendement des discours politiques, il peut bouleverser le paysage
politique, en permettant à tous ceux qui espéraient secrètement le renversement dun autocrate (ou
juste dun politicien indéboulonnable) de trouver toutes les personnes qui partagent leurs idées, et
ce, à un prix dérisoire. Le ciblage est devenu essentiel à la cristallisation rapide des récents
mouvements politiques tels que Black Lives Matter ou Occupy Wall Street, ainsi quà des acteurs
moins présentables comme les mouvements des nationalistes blancs dextrême-droite qui ont
manifesté à Charlottesville.
Il est important de différencier ce type dorganisation politique des campagnes de communication.
Trouver des personnes secrètement daccord avec vous nest en effet pas la même chose que de
convaincre des gens de le devenir. Lessor de phénomènes comme les personnes non-binaires ou
autres identités de genres non-conformistes est souvent décrit par les réactionnaires comme étant le
résultat de campagnes en ligne de lavage de cerveaux qui ont pour but de convaincre des personnes
influençables quelles sont secrètement queer depuis le début.
Mais les témoignages de ceux qui ont fait leur coming-out racontent une tout autre histoire, dans
laquelle les personnes qui ont longtemps gardé secret leur genre étaient encouragées par celles qui
en avaient déjà parlé. Une histoire dans laquelle les personnes qui savaient quelles étaient
différentes (mais qui manquaient de vocabulaire pour parler de ces différences) apprenaient les
termes exacts à utiliser grâce à cette manière bon marché de trouver des personnes et de connaître
leurs idées.
2. Tromperie
Les mensonges et les tromperies sont des pratiques malsaines, et le capitalisme de surveillance ne
fait que les renforcer avec le ciblage. Si vous voulez commercialiser un prêt sur salaire ou
hypothécaire frauduleux, le capitalisme de surveillance peut vous aider à trouver des personnes à la
fois désespérées et peu averties, qui seront donc réceptives à vos arguments. Cela explique la
montée en puissance de nombreux phénomènes, tels que la vente multi-niveau, dans laquelle des
déclarations mensongères sur des gains potentiels et lefficacité des techniques de vente ciblent des
personnes désespérées, avec de la publicité associée à leurs recherches qui indiquent, par exemple,
quelles se débattent contre des prêts toxiques.
Le capitalisme de surveillance encourage également la tromperie en facilitant le repérage dautres
personnes qui ont été trompées de la même manière. Elles forment ainsi une communauté de
personnes qui renforcent mutuellement leurs croyances. Pensez à ces forums où des personnes
victimes de fraudes commerciales à plusieurs niveaux se réunissent pour échanger des conseils sur
la manière daméliorer leur chance de vendre le produit.
Parfois, la tromperie en ligne consiste à remplacer les convictions correctes dune personne par des
croyances infondées, comme cest le cas pour le mouvement anti-vaccination, dont les victimes sont
souvent des personnes qui font confiance aux vaccins au début mais qui sont convaincues par des
preuves en apparence plausibles qui les conduisent à croire à tort que les vaccins sont nocifs.
Mais la fraude réussit beaucoup plus souvent lorsquelle ne doit pas se substituer à une véritable
croyance. Lorsque ma fille a contracté des poux à la garderie, lun des employés ma dit que je
pouvais men débarrasser en traitant ses cheveux et son cuir chevelu avec de lhuile dolive. Je ne
savais rien des poux et je pensais que lemployé de la crèche les connaissait, alors jai essayé (ça
na pas marché, et ça ne marche pas). Il est facile de se retrouver avec de fausses croyances quand
vous nen savez pas suffisamment et quand ces croyances sont véhiculées par quelquun qui semble
savoir ce quil fait.
Cest pernicieux et difficile (et cest aussi contre ce genre de choses quInternet peut aider à se
prémunir en rendant disponibles des informations véridiques, en particulier sous une forme qui
expose les débats sous-jacents entre des points de vue très divergents, comme le fait Wikipédia)
mais ce nest pas un lavage de cerveau, cest de lescroquerie. Dans la majorité des cas, les
personnes victimes de ces campagnes de ces arnaques comblent leur manque dinformations de la
manière habituelle, en consultant des sources apparemment fiables. Si je vérifie la longueur du pont
de Brooklyn et que japprends quil mesure 1 770 mètres de long, mais quen réalité, il fait 1 825
mètres de long, la tromperie sous-jacente est un problème, mais cest un problème auquel il est
possible de remédier simplement. Cest un problème très différent de celui du mouvement anti-vax,
où la croyance correcte dune personne est remplacée par une fausse, par le biais dune persuasion
sophistiquée.
3. Domination
Le capitalisme de surveillance est le résultat dun monopole. Le monopole est la cause, tandis que le
capitalisme de surveillance et ses conséquences négatives en sont les effets. Je rentrerai dans les
détails plus tard, mais, pour le moment, je dirai simplement que lindustrie technologique sest
développée grâce à un principe radicalement antitrust qui a permis aux entreprises de croître en
fusionnant avec leurs rivaux, en rachetant les concurrents émergents et en étendant le contrôle sur
des pans entiers du marché.
Prenons un exemple de la façon dont le monopole participe à la persuasion via la domination :
Google prend des décisions éditoriales quant à ses algorithmes qui déterminent lordre des réponses
à nos requêtes. Si un groupe descrocs décide de faire croire à la planète entière que le pont de
Brooklyn mesure 1700 mètres et si Google élève le rang des informations fournies par ce groupe
pour les réponses aux questions du type « Quelle est la longueur du pont de Brooklyn ? » alors les 8
ou 10 premières pages de résultats fournies par Google pourront être fausses. Sachant que la plupart
des personnes ne vont pas au-delà des premiers résultats (et se contentent de la première page de
résultats), le choix opéré par Google impliquera de tromper de nombreuses personnes.
La domination de Google sur la recherche (plus de 86 % des recherches effectuées sur le Web sont
faites via Google) signifie que lordre quil utilise pour classer les résultats de recherche a un impact
énorme sur lopinion publique. Paradoxalement, cest cette raison que Google invoque pour dire
quil ne peut pas rendre son algorithme transparent : la domination de Google sur la recherche
implique que les résultats de son classement sont trop importants pour se permettre de pouvoir dire
au monde comment il y parvient, car si un acteur malveillant découvrait une faille dans ce système,
alors il lexploiterait pour mettre en avant son point de vue en haut des résultats. Il existe un remède
évident lorsquune entreprise devient trop grosse pour être auditée : la diviser en fragments plus
petits.
Zuboff parle du capitalisme de surveillance comme dun « capitalisme voyou » dont les techniques
de stockage de données et dapprentissage machine nous privent de notre libre arbitre. Mais les
campagnes dinfluence qui cherchent à remplacer les croyances existantes et correctes par des
croyances fausses ont un effet limité et temporaire, tandis que la domination monopolistique sur les
systèmes dinformation a des effets massifs et durables. Contrôler les résultats des recherches du
monde entier signifie contrôler laccès aux arguments et à leurs réfutations et, par conséquent,
contrôler une grande partie des croyances à travers le monde. Si notre préoccupation est de savoir
comment les entreprises nous empêchent de nous faire notre propre opinion et de déterminer notre
propre avenir, limpact de la domination dépasse de loin celui de la manipulation et devrait être au
centre de notre analyse et de tous les remèdes que nous recherchons.
4. Contournement de nos facultés rationnelles
Mais voici le meilleur du pire : utiliser lapprentissage machine, les techniques du dark UX, le
piratage des données et dautres techniques pour nous amener à faire des choses qui vont à
lencontre de nos principes. Ça, cest du contrôle de lesprit.
Certaines de ces techniques se sont révélées dune efficacité redoutable (ne serait-ce quà court
terme). Lutilisation de comptes à rebours sur une page de finalisation de commande peut créer un
sentiment durgence incitant à ignorer la petite voix interne lancinante qui vous suggère daller faire
vos courses ou de bien réfléchir avant dagir. Lutilisation de membres de votre réseau social dans
les publicités peut fournir une « justification sociale » quun achat vaut la peine dêtre fait. Même le
système denchères mis au point par eBay est conçu pour jouer sur nos points faibles cognitifs, nous
donnant limpression de « posséder » quelque chose parce que nous avons enchéri dessus, ce qui
nous encourage à enchérir à nouveau lorsque nous sommes surenchéris pour sassurer que « nos »
biens restent à nous.
Les jeux sont très bons dans ce domaine. Les jeux « daccès gratuit » nous manipulent par le biais
de nombreuses techniques, comme la présentation aux joueurs dune série de défis qui
séchelonnent en douceur de difficulté croissante, qui créent un sentiment de maîtrise et
daccomplissement, mais qui se transforment brusquement en un ensemble de défis impossibles à
relever sans une mise à niveau payante. Ajoutez à ce mélange une certaine pression sociale un
flux de notifications sur la façon dont vos amis se débrouillent et avant de comprendre ce qui vous
arrive, vous vous retrouvez à acheter des gadgets virtuels pour pouvoir passer au niveau suivant.
Les entreprises ont prospéré et périclité avec ces techniques, et quand elles échouent cela mérite que
lon sy attarde. En général, les êtres vivants sadaptent aux stimuli : une chose que vous trouvez
particulièrement convaincante ou remarquable, lorsque vous la rencontrez pour la première fois, le
devient de moins en moins, et vous finissez par ne plus la remarquer du tout. Pensez au
bourdonnement énervant que produit le réfrigérateur quand il se met en marche, qui finit par se
fondre tellement bien dans le bruit ambiant que vous ne le remarquez que lorsquil sarrête à
nouveau.
Cest pourquoi le conditionnement comportemental utilise des « programmes de renforcement
intermittent ». Au lieu de vous donner des encouragements ou des embûches, les jeux et les services
gamifiés éparpillent les récompenses selon un calendrier aléatoire assez souvent pour que vous
restiez intéressé, et de manière assez aléatoire pour que vous ne trouviez jamais le schéma toujours
répété qui rendrait la chose ennuyeuse.
Le « renforcement intermittent » est un outil comportemental puissant, mais il représente aussi un
problème daction collective pour le capitalisme de surveillance. Les « techniques dengagement »
inventées par les comportementalistes des entreprises du capitalisme de surveillance sont
rapidement copiées par lensemble du secteur, de sorte que ce qui commence par un mystérieux
changement de conception dun service comme une demande dactualisation ou des alertes
lorsque quelquun aime vos messages ou des quêtes secondaires auxquelles vos personnages sont
invités alors quils sont au beau milieu de quêtes principales tout cela devient vite péniblement
envahissant. Limpossibilité où lon est de maîtriser et faire taire les incessantes notifications de son
smartphone finit par générer en un mur de bruit informationnel monotone, car chaque application et
chaque site utilise ce qui semble fonctionner à ce moment-là.
Du point de vue du capitalisme de surveillance, notre capacité dadaptation est une bactérie nocive
qui la prive de sa source de nourriture notre attention et les nouvelles techniques pour capter
cette attention sont comme de nouveaux antibiotiques qui peuvent être utilisés pour briser nos
défenses immunitaires et détruire notre autodétermination. Et il existe bel et bien des techniques de
ce genre. Qui peut oublier la grande épidémie de Zynga, lorsque tous nos amis ont été pris dans des
boucles de dopamine sans fin et sans intérêt en jouant à FarmVille ? Mais chaque nouvelle
technique qui attire lattention est adoptée par lensemble de lindustrie et utilisée si aveuglément
que la résistance aux antibiotiques sinstalle. Après une certaine dose de répétitions, nous
développons presque tous une immunité aux techniques les plus puissantes en 2013, deux ans
après le pic de Zynga, sa base dutilisateurs avait diminué de moitié.
Pas tout le monde, bien sûr. Certaines personnes ne sadaptent jamais aux stimuli, tout comme
certaines personnes narrêtent jamais dentendre le bourdonnement du réfrigérateur. Cest pourquoi
la plupart des personnes qui sont exposées aux machines à sous y jouent pendant un certain temps,
puis passent à autre chose, pendant quune petite mais tragique minorité liquide le pécule mis de
côté pour la scolarité de ses enfants, achète des couches pour adultes et reste scotchée devant une
machine jusquà sécrouler de fatigue.
Mais les marges du capitalisme de surveillance sur la modification des comportements sont nulles.
Tripler le taux de conversion en achats dun truc semble un succès, sauf si le taux initial est bien
inférieur à 1 % avec un pourcentage de progression… encore inférieur à 1 %. Alors que les
machines à sous tirent des bénéfices en centimes de chaque jeu, le capitalisme de surveillance
ratisse en fractions de centimes infinitésimales.
Les rendements élevés des machines à sous signifient quelles peuvent être rentables simplement en
drainant les fortunes de la petite frange de personnes qui leur sont pathologiquement vulnérables et
incapables de sadapter à leurs astuces. Mais le capitalisme de surveillance ne peut pas survivre
avec les quelques centimes quil tire de cette tranche vulnérable cest pourquoi, lorsque la Grande
épidémie de Zynga sest enfin terminée, le petit nombre de joueurs encore dépendants qui restaient
nont pas suffi à en faire encore un phénomène mondial. Et de nouvelles armes dattention
puissantes ne sont pas faciles à trouver, comme en témoignent les longues années qui se sont
écoulées depuis le dernier succès de Zynga. Malgré les centaines de millions de dollars que Zynga
doit dépenser pour développer de nouveaux outils pour déjouer nos capacités dadaptation,
lentreprise na jamais réussi à reproduire lheureux accident qui lui a permis de retenir toute notre
attention pendant un bref instant en 2009. Les centrales comme Supercell se sont un peu mieux
comportées, mais elles sont rares et connaissent beaucoup déchecs pour un seul succès.
La vulnérabilité de petits segments de la population à une manipulation sensible et efficace des
entreprises est une préoccupation réelle qui mérite notre attention et notre énergie. Mais ce nest pas
une menace existentielle pour la société.
Si les données sont le nouvel or noir, alors les forages du capitalisme de surveillance ont des fuites
La faculté dadaptation des internautes explique lune des caractéristiques les plus alarmantes du
capitalisme de surveillance : son insatiable appétit de données et lexpansion infinie de sa capacité à
collecter des données au travers de la diffusion de capteurs, de la surveillance en ligne, et de
lacquisition de flux de données de tiers.
Zuboff étudie ce phénomène et conclut que les données doivent valoir très cher si le capitalisme de
surveillance en est aussi friand (selon ses termes : « Tout comme le capitalisme industriel était
motivé par lintensification continue des moyens de production, le capitalisme de surveillance et ses
acteurs sont maintenant enfermés dans lintensification continue des moyens de modification
comportementale et dans la collecte des instruments de pouvoir. »). Et si cet appétit vorace venait
du fait que ces données ont une demi-vie très courte, puisque les gens shabituent très vite aux
nouvelles techniques de persuasion fondées sur les données au point que les entreprises sont
engagées dans un bras de fer sans fin avec notre système limbique ? Et si cétait une course de la
Reine rouge dAlice dans laquelle il faut courir de plus en plus vite collecter de plus en plus de
données, pour conserver la même place ?
Bien sûr, toutes les techniques de persuasion des géants de la tech travaillent de concert les unes
avec les autres, et la collecte de données est utile au-delà de la simple tromperie comportementale.
Si une personne veut vous recruter pour acheter un réfrigérateur ou pour rejoindre un massacre
participer à un pogrom, elle peut utiliser le profilage et le ciblage pour envoyer des messages à des
gens avec lesquels elle estime avoir de bonnes perspectives commerciales. Ces messages euxmêmes peuvent être mensongers et promouvoir des thèmes que vous ne connaissez pas bien (la
sécurité alimentaire, lefficacité énergétique, leugénisme ou des affirmations historiques sur la
supériorité raciale). Elle peut recourir à loptimisation des moteurs de recherche ou à des armées de
faux critiques et commentateurs ou bien encore au placement payant pour dominer le discours afin
que toute recherche dinformations complémentaires vous ramène à ses messages. Enfin, elle peut
affiner les différents discours en utilisant lapprentissage machine et dautres techniques afin de
déterminer quel type de discours convient le mieux à quelquun comme vous.
Chacune des phases de ce processus bénéficie de la surveillance : plus ils possèdent de données sur
vous, plus leur profilage est précis et plus ils peuvent vous cibler avec des messages spécifiques.
Pensez à la façon dont vous vendriez un réfrigérateur si vous saviez que la garantie de celui de votre
client potentiel venait dexpirer et quil allait percevoir un remboursement dimpôts le mois suivant.
De plus, plus ils ont de données, mieux ils peuvent élaborer des messages trompeurs. Si je sais que
vous aimez la généalogie, je nessaierai pas de vous refourguer des thèses pseudo-scientifiques sur
les différences génétiques entre les « races », et je men tiendrai plutôt aux conspirationnistes
habituels du « grand remplacement ».
Facebook vous aide aussi à localiser les gens qui ont les mêmes opinions odieuses ou antisociales
que vous. Il permet de trouver dautres personnes avec qui porter des torches enflammées dans les
rues de Charlottesville déguisé en Confédéré. Il peut vous aider à trouver dautres personnes qui
veulent rejoindre votre milice et aller à la frontière pour terroriser les migrants illégaux. Il peut vous
aider à trouver dautres personnes qui pensent aussi que les vaccins sont un poison et que la Terre
est plate.
La publicité ciblée profite en réalité uniquement à ceux qui défendent des causes socialement
inacceptables car elle est invisible. Le racisme est présent sur toute la planète, et il y a peu
dendroits où les racistes, et seulement eux, se réunissent. Cest une situation similaire à celle de la
vente de réfrigérateurs là où les clients potentiels sont dispersés géographiquement, et où il y a peu
dendroits où vous pouvez acheter un encart publicitaire qui sera principalement vu par des
acheteurs de frigo. Mais acheter un frigo est acceptable socialement, tandis quêtre un nazi ne lest
pas, donc quand vous achetez un panneau publicitaire ou quand vous faites de la pub dans la
rubrique sports dun journal pour vendre votre frigo, le seul risque cest que votre publicité soit vue
par beaucoup de gens qui ne veulent pas de frigo, et vous aurez jeté votre argent par la fenêtre.
Mais même si vous vouliez faire de la pub pour votre mouvement nazi sur un panneau publicitaire,
à la télé en première partie de soirée ou dans les petites annonces de la rubrique sports, vous auriez
du mal à trouver quelquun qui serait prêt à vous vendre de lespace pour votre publicité, en partie
parce quil ne serait pas daccord avec vos idées, et aussi parce quil aurait peur des retombées
négatives (boycott, mauvaise image, etc.) de la part de ceux qui ne partagent pas vos opinions.
Ce problème disparaît avec les publicités ciblées : sur Internet, les encarts de publicité peuvent être
personnalisés, ce qui veut dire que vous pouvez acheter des publicités qui ne seront montrées quà
ceux qui semblent être des nazis et pas à ceux qui les haïssent. Quand un slogan raciste est diffusé à
quelquun qui hait le racisme, il en résulte certaines conséquences, et la plateforme ou la publication
peut faire lobjet dune dénonciation publique ou privée de la part de personnes outrées. Mais la
nature des risques encourus par lacheteur de publicités en ligne est bien différente des risques
encourus par un éditeur ou un propriétaire de panneaux publicitaires classiques qui pourrait vouloir
publier une pub nazie.
Les publicités en ligne sont placées par des algorithmes qui servent dintermédiaires entre un
écosystème diversifié de plateformes publicitaires en libre-service où chacun peut acheter une
annonce. Ainsi, les slogans nazis qui simmiscent sur votre site web préféré ne doivent pas être vus
comme une atteinte à la morale mais plutôt comme le raté dun fournisseur de publicité lointain.
Lorsquun éditeur reçoit une plainte pour une publicité gênante diffusée sur un de ses sites, il peut
engager une procédure pour bloquer la diffusion de cette publicité. Mais les nazis pourraient acheter
une publicité légèrement différente auprès dun autre intermédiaire qui diffuse aussi sur ce site.
Quoi quil en soit, les internautes comprennent de plus en plus que quand une publicité saffiche sur
leur écran, il est probable que lannonceur na pas choisi léditeur du site et que léditeur na pas la
moindre idée de qui sont ses annonceurs.
Ces couches dindétermination entre les annonceurs et les éditeurs tiennent lieu de tampon moral : il
y a aujourdhui un large consensus moral selon lequel les éditeurs ne devraient pas être tenus pour
responsables des publicités qui apparaissent sur leurs pages car ils ne choisissent pas directement de
les y placer. Cest ainsi que les nazis peuvent surmonter dimportants obstacles pour organiser leur
mouvement.
Les données entretiennent une relation complexe avec la domination. La capacité à espionner vos
clients peut vous alerter sur leurs préférences pour vos concurrents directs et vous permettre par la
même occasion de prendre lascendant sur eux.
Mais surtout, si vous pouvez dominer lespace informationnel tout en collectant des données, alors
vous renforcez dautres stratégies trompeuses, car il devient plus difficile déchapper à la toile de
tromperie que vous tissez. Ce ne sont pas les données elles-mêmes mais la domination, cest-à-dire
le fait datteindre, à terme, une position de monopole, qui rend ces stratégies viables, car la
domination monopolistique prive votre cible de toute alternative.
Si vous êtes un nazi qui veut sassurer que ses cibles voient en priorité des informations trompeuses,
qui vont se confirmer à mesure que les recherches se poursuivent, vous pouvez améliorer vos
chances en leur suggérant des mots-clefs à travers vos communications initiales. Vous navez pas
besoin de vous positionner sur les dix premiers résultats de la recherche décourager électeurs de
voter si vous pouvez convaincre vos cibles de nutiliser que les mots clefs voter fraud (fraude
électorale), qui retourneront des résultats de recherche très différents.
Les capitalistes de la surveillance sont comme des illusionnistes qui affirment que leur
extraordinaire connaissance des comportements humains leur permet de deviner le mot que vous
avez noté sur un bout de papier plié et placé dans votre poche, alors quen réalité ils sappuient sur
des complices, des caméras cachées, des tours de passe-passe et de leur mémoire développée pour
vous bluffer.
Ou peut-être sont-ils des comme des artistes de la drague, cette secte misogyne qui promet daider
les hommes maladroits à coucher avec des femmes en leur apprenant quelques rudiments de
programmation neurolinguistique, des techniques de communication non verbale et des stratégies de
manipulation psychologique telles que le « negging », qui consiste à faire des commentaires
dévalorisant aux femmes pour réduire leur amour-propre et susciter leur intérêt.
Certains dragueurs parviennent peut-être à convaincre des femmes de les suivre, mais ce nest pas
parce que ces hommes ont découvert comment court-circuiter lesprit critique des femmes. Le
« succès » des dragueurs vient plutôt du fait quils sont tombés sur des femmes qui nétaient pas en
état dexprimer leur consentement, des femmes contraintes, des femmes en état débriété, des
femmes animées dune pulsion autodestructrice et de quelques femmes qui, bien que sobres et
disposant de toutes leurs facultés, nont pas immédiatement compris quelles fréquentaient des
hommes horribles mais qui ont corrigé cette erreur dès quelles lont pu.
Les dragueurs se figurent quils ont découvert une formule secrète qui court-circuite les facultés
critiques lesprit critique des femmes, mais ce nest pas le cas. La plupart des stratégies quils
déploient, comme le negging, sont devenues des sujets de plaisanteries (tout comme les gens
plaisantent à propos des mauvaises campagnes publicitaires) et il est fort probable que ceux qui
mettent en pratique ces stratégies avec les femmes ont de fortes chances dêtre aussitôt démasqués,
jetés et considérés comme de gros losers.
Les dragueurs sont la preuve que les gens peuvent croire quils ont développé un système de
contrôle de lesprit même sil ne marche pas. Ils sappuient simplement sur le fait quune technique
qui fonctionne une fois sur un million peut finir par se révéler payante si vous lessayez un million
de fois. Ils considèrent quils ont juste mal appliqué la technique les autres 999 999 fois et se jurent
de faire mieux la prochaine fois. Seul un groupe de personnes trouve ces histoires de dragueurs
convaincantes, les aspirants dragueurs, que lanxiété et linsécurité rend vulnérables aux escrocs et
aux cinglés qui les persuadent que, sils payent leur mentorat et suivent leurs instructions, ils
réussiront un jour. Les dragueurs considèrent que, sils ne parviennent pas à séduire les femmes,
cest parce quils ne sont pas de bons dragueurs, et non parce que les techniques de drague sont du
grand nimporte quoi. Les dragueurs ne parviennent pas à se vendre auprès des femmes, mais ils
sont bien meilleurs pour se vendre auprès des hommes qui payent pour apprendre leurs soi-disant
techniques de séduction.
« Je sais que la moitié des sommes que je dépense en publicité lest en pure perte mais je ne sais pas
de quelle moitié il sagit. » déplorait John Wanamaker, pionnier des grands magasins.
Le fait que Wanamaker considérait que la moitié seulement de ses dépenses publicitaires avait été
gaspillée témoigne de la capacité de persuasion des cadres commerciaux, qui sont bien meilleurs
pour convaincre de potentiels clients dacheter leurs services que pour convaincre le grand public
dacheter les produits de leurs clients.
Quest-ce que Facebook ?
On considère Facebook comme lorigine de tous nos fléaux actuels, et il nest pas difficile de
comprendre pourquoi. Certaines entreprises technologiques cherchent à enfermer leurs utilisateurs
mais font leur beurre en gardant le monopole sur laccès aux applications pour leurs appareils et en
abusant largement sur leurs tarifs plutôt quen espionnant leurs clients (cest le cas dApple).
Dautres ne cherchent pas à enfermer leurs utilisateurs et utilisatrices parce que ces entreprises ont
bien compris comment les espionner où quils soient et quoi quelles fassent, et elles gagnent de
largent avec cette surveillance (Google). Seul Facebook, parmi les géants de la tech, fait reposer
son business à la fois sur le verrouillage de ses utilisateurs et leur espionnage constant.
Le type de surveillance quexerce Facebook est véritablement sans équivalent dans le monde
occidental. Bien que Facebook sefforce de se rendre le moins visible possible sur le Web public, en
masquant ce qui sy passe aux yeux des gens qui ne sont pas connectés à Facebook, lentreprise a
disposé des pièges sur la totalité du Web avec des outils de surveillance, sous forme de boutons
« Jaime » que les producteurs de contenus insèrent sur leur site pour doper leur profil Facebook.
Lentreprise crée également diverses bibliothèques logicielles et autres bouts de code à lattention
des développeurs qui fonctionnent comme des mouchards sur les pages où on les utilise (journaux
parcourus, sites de rencontres, forums…), transmettant à Facebook des informations sur les
visiteurs du site.
Les géants de la tech peuvent surveiller, non seulement parce quils font de la
tech mais aussi parce que ce sont des géants.
Facebook offre des outils du même genre aux développeurs dapplications, si bien que les
applications que vous utilisez, que ce soit des jeux, des applis pétomanes, des services dévaluation
des entreprises ou du suivi scolaire enverront des informations sur vos activités à Facebook même si
vous navez pas de compte Facebook, et même si vous nutilisez ni ne téléchargez aucune
application Facebook. Et par-dessus le marché, Facebook achète des données à des tiers pour
connaître les habitudes dachat, la géolocalisation, lutilisation de cartes de fidélité, les transactions
bancaires, etc., puis croise ces données avec les dossiers constitués daprès les activités sur
Facebook, avec les applications et sur le Web général.
Sil est simple dintégrer des éléments web dans Facebook faire un lien vers un article de presse,
par exemple les produits de Facebook ne peuvent en général pas être intégrés sur le Web. Vous
pouvez inclure un tweet dans une publication Facebook, mais si vous intégrez une publication
Facebook dans un tweet, tout ce que vous obtiendrez est un lien vers Facebook qui vous demande
de vous authentifier avant dy accéder. Facebook a eu recours à des contre-mesures techniques et
légales radicales pour que ses concurrents ne puissent pas donner la possibilité à leurs utilisateurs
dintégrer des fragments de Facebook dans des services rivaux, ou de créer des interfaces
alternatives qui fusionneraient votre messagerie Facebook avec celle des autres services que vous
utilisez.
Et Facebook est incroyablement populaire, avec 2,3 milliards dutilisateurs annoncés (même si
beaucoup considèrent que ce nombre est exagéré). Facebook a été utilisé pour organiser des
pogroms génocidaires, des émeutes racistes, des mouvements antivaccins, des théories de la Terre
plate et la carrière politique des autocrates les plus horribles et les plus autoritaires au monde. Des
choses réellement alarmantes se produisent dans le monde et Facebook est impliqué dans bon
nombre dentre elles, il est donc assez facile de conclure que ces choses sont le résultat du système
de contrôle mental de Facebook, mis à disposition de toute personne prête à y dépenser quelques
dollars.
Pour comprendre le rôle joué par Facebook dans lélaboration et la mobilisation des mouvements
nuisibles à la société, nous devons comprendre la double nature de Facebook.
Parce quil a beaucoup dutilisateurs et beaucoup de données sur ces utilisateurs, loutil Facebook
est très efficace pour identifier des personnes avec des caractéristiques difficiles à trouver, le genre
de caractéristiques qui sont suffisamment bien disséminées dans la population pour que les
publicitaires aient toujours eu du mal à les atteindre de manière rentable.
Revenons aux réfrigérateurs. La plupart dentre nous ne remplaçons notre gros électroménager
quun petit nombre de fois dans nos vies. Si vous êtes un fabricant ou un vendeur de réfrigérateurs,
il ny a que ces brèves fenêtres temporelles dans la vie des consommateurs au cours desquelles ils
réfléchissent à un achat, et vous devez trouver un moyen pour les atteindre. Toute personne ayant
déjà enregistré un changement de titre de propriété après lachat dune maison a pu constater que les
fabricants délectroménager sefforcent avec lénergie du désespoir datteindre quiconque pourrait
la moindre chance dêtre à la recherche dun nouveau frigo.
Facebook rend la recherche dacheteurs de réfrigérateurs beaucoup plus facile. Il permet de cibler
des publicités à destination des personnes ayant enregistré lachat dune nouvelle maison, des
personnes qui ont cherché des conseils pour lachat de réfrigérateurs, de personnes qui se sont
plaintes du dysfonctionnement de leur frigo, ou nimporte quelle combinaison de celles-ci. Il peut
même cibler des personnes qui ont récemment acheté dautres équipements de cuisine, en faisant
lhypothèse que quelquun venant de remplacer son four et son lave-vaisselle pourrait être
dhumeur à acheter un frigo. La grande majorité des personnes qui sont ciblées par ces publicités ne
seront pas à la recherche dun nouveau frigo mais et cest le point crucial le pourcentage de
personnes à la recherche de frigo que ces publicités atteignent est bien plus élevé que celui du
groupe atteint par les techniques traditionnelles de ciblage marketing hors-ligne.
Facebook rend également beaucoup plus simple le fait de trouver des personnes qui ont la même
maladie rare que vous, ce qui aurait été peut-être impossible avant, le plus proche compagnon
dinfortune pouvant se trouver à des centaines de kilomètres. Il rend plus simple de retrouver des
personnes qui sont allées dans le même lycée que vous, bien que des décennies se soient écoulées et
que vos anciens camarades se soient disséminés aux quatre coins de la planète.
Facebook rend également beaucoup plus simple de trouver des personnes ayant les mêmes opinions
politiques minoritaires que vous. Si vous avez toujours eu une affinité secrète pour le socialisme,
sans jamais oser la formuler à voix haute de peur de vous aliéner vos voisins, Facebook peut vous
aider à découvrir dautres personnes qui pensent la même chose que vous (et cela pourrait vous
démontrer que votre affinité est plus commune que vous ne lauriez imaginée). Il peut rendre plus
facile de trouver des personnes qui ont la même identité sexuelle que vous. Et, à nouveau, il peut
vous aider à comprendre que ce que vous considériez comme un secret honteux qui ne regarde que
vous est en réalité un trait répandu, vous donnant ainsi le réconfort et le courage nécessaire pour en
parler à vos proches.
Tout cela constitue un dilemme pour Facebook : le ciblage rend les publicités de la plateforme plus
efficaces que les publicités traditionnelles, mais il permet également aux annonceurs de savoir
précisément à quel point leurs publicités sont efficaces. Si les annonceurs sont satisfaits dapprendre
que les publicités de Facebook sont plus efficaces que celles de systèmes au ciblage moins
perfectionné, les annonceurs peuvent aussi voir que, dans presque tous les cas, les personnes qui
voient leurs publicités les ignorent. Ou alors, tout au mieux, que leurs publicités ne fonctionnent
quà un niveau inconscient, créant des effets nébuleux impossibles à quantifier comme la
« reconnaissance de marque ». Cela signifie que le prix par publicité est très réduit dans la quasitotalité des cas.
Pour ne rien arranger, beaucoup de groupes Facebook nhébergent que très peu de discussions.
Votre équipe de football locale, les personnes qui ont la même maladie rare que vous et ceux dont
vous partagez lorientation politique peuvent échanger des rafales de messages dans les moments
critiques forts mais, dans la vie de tous les jours, il ny a pas grand-chose à raconter à vos anciens
camarades de lycée et autres collectionneurs de vignettes de football.
Sil ny avait que des discussions « saines », Facebook ne générerait pas assez de trafic pour vendre
des publicités et amasser ainsi les sommes nécessaires pour continuellement se développer en
rachetant ses concurrents, tout en reversant de coquettes sommes à ses investisseurs.
Facebook doit donc augmenter le trafic tout en détournant ses propres forums de discussion :
chaque fois que lalgorithme de Facebook injecte de la matière à polémiques dans un groupe
brûlots politiques, théories du complot, faits-divers révoltants il peut détourner lobjectif initial de
ce groupe avec des discussions affligeantes et gonfler ainsi artificiellement ces échanges en les
transformant en interminables disputes agressives et improductives. Facebook est optimisé pour
lengagement, pas pour le bonheur, et il se trouve que les systèmes automatisés sont plutôt
performants pour trouver des choses qui vont mettre les gens en colère.
Facebook peut modifier notre comportement mais seulement en suivant quelques modalités
ordinaires. Tout dabord, il peut vous enfermer avec vos amis et votre famille pour que vous passiez
votre temps à vérifier sans cesse sur Facebook ce quils sont en train de faire. Ensuite, il peut vous
mettre en colère ou vous angoisser. Il peut vous forcer à choisir entre être constamment interrompu
par des mises à jour, un processus qui vous déconcentre et vous empêche de réfléchir, et rester
indéfiniment en contact avec vos amis. Il sagit donc dune forme de contrôle mental très limitée,
qui ne peut nous rendre que furieux, déprimés et angoissés.
Cest pourquoi les systèmes de ciblage de Facebook autant ceux quil montre aux annonceurs que
ceux qui permettent aux utilisateurs de trouver des personnes qui partagent les mêmes centres
dintérêt sont si modernes, souples et faciles à utiliser, tandis que ses forums de discussion ont des
fonctionnalités qui paraissent inchangées depuis le milieu des années 2000. Si Facebook offrait à
ses utilisateurs un système de lecture de messages tout aussi souple et sophistiqué, ceux-ci
pourraient se défendre contre les gros titres polémiques sur Donald Trump qui leur font saigner des
yeux.
Plus vous passez de temps sur Facebook, plus il a de pubs à vous montrer. Comme les publicités sur
Facebook ne marchent quune fois sur mille, leur solution est de tenter de multiplier par mille le
temps que vous y passez. Au lieu de considérer Facebook comme une entreprise qui a trouvé un
moyen de vous montrer la bonne publicité en obtenant de vous exactement ce que veulent les
annonceurs publicitaires, considérez que cest une entreprise qui sait parfaitement comment vous
noyer dans un torrent permanent de controverses, même si elles vous rendent malheureux, de sorte
que vous passiez tellement de temps sur le site que vous finissiez par voir au moins une pub qui va
fonctionner pour vous.
Les monopoles et le droit au futur
Mme Zuboff et ceux qui la suivent sont particulièrement alarmés par linfluence de la surveillance
des entreprises sur nos décisions. Cette influence nous prive de ce quelle appelle poétiquement « le
droit au futur », cest-à-dire le droit de décider par vous-même de ce que vous ferez à lavenir.
Il est vrai que la publicité peut faire pencher la balance dune manière ou dune autre : lorsque vous
envisagez dacheter un frigo, une publicité pour un frigo qui vient juste à point peut mettre fin tout
de suite à vos recherches. Mais Zuboff accorde un poids énorme et injustifié au pouvoir de
persuasion des techniques dinfluence basées sur la surveillance. La plupart dentre elles ne
fonctionnent pas très bien, et celles qui le font ne fonctionneront pas très longtemps. Les
concepteurs de ces outils sont persuadés quils les affineront un jour pour en faire des systèmes de
contrôle total, mais on peut difficilement les considérer comme des observateurs sans parti-pris, et
les risques que leurs rêves se réalisent sont très limités. En revanche, Zuboff est plutôt optimiste
quant aux quarante années de pratiques antitrust laxistes qui ont permis à une poignée dentreprises
de dominer le Web, inaugurant une ère de linformation avec, comme la fait remarquer quelquun
sur Twitter, cinq portails web géants remplis chacun de captures décran des quatre autres.
Cependant, si lon doit sinquiéter parce quon risque de perdre le droit de choisir nous-mêmes de
quoi sera fait notre avenir, alors les préjudices tangibles et immédiats devraient être au cœur de nos
débats sur les politiques technologiques, et non les préjudices potentiels décrit par Zuboff.
Commençons avec la « gestion des droits numériques ». En 1998, Bill Clinton promulgue le Digital
Millennium Copyright Act (DMCA)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Digital_Millennium_Copyright_Act. Cette loi complexe comporte de
nombreuses clauses controversées, mais aucune ne lest plus que la section 1201, la règle « anticontournement ».
Il sagit dune interdiction générale de modifier les systèmes qui limitent laccès aux œuvres
protégées par le copyright. Linterdiction est si stricte quelle interdit de retirer le verrou de
copyright même si aucune violation de copyright na eut lieu. Cest dans la conception même du
texte : les activités, que larticle 1201 du DMCA vise à interdire, ne sont pas des violations du
copyright ; il sagit plutôt dactivités légales qui contrarient les plans commerciaux des fabricants.
Par exemple, la première application majeure de la section 1201 a visé les lecteurs de DVD comme
moyen de faire respecter le codage par « région » intégré dans ces appareils https://fr.wikipedia.org/
wiki/Code_de_r%C3 %A9gion_DVD. Le DVD-CCA, lorganisme qui a normalisé les DVD et les
lecteurs de DVD, a divisé le monde en six régions et a précisé que les lecteurs de DVD doivent
vérifier chaque disque pour déterminer dans quelles régions il est autorisé à être lu. Les lecteurs de
DVD devaient avoir leur propre région correspondante (un lecteur de DVD acheté aux États-Unis
serait de la région 1, tandis quun lecteur acheté en Inde serait de la région 5). Si le lecteur et la
région du disque correspondent, le lecteur lira le disque ; sinon, il le rejettera.
Pourtant, regarder un DVD acheté légalement dans un autre pays que celui dans lequel vous vous
situez nest pas une violation de copyright bien au contraire. Les lois du copyright nimposent
quune seule obligation aux consommateurs de films : vous devez aller dans un magasin, trouver un
DVD autorisé, et payer le prix demandé. Si vous faites cela et rien de plus tout ira bien.
Le fait quun studio de cinéma veuille faire payer les Indiens moins cher que les Américains, ou
sortir un film plus tard en Australie quau Royaume-Uni na rien à voir avec les lois sur le
copyright. Une fois que vous avez légalement acquis un DVD, ce nest pas une violation du
copyright que de le regarder depuis lendroit où vous vous trouvez.
Donc les producteurs de DVD et de lecteurs de disques ne pourraient pas employer les accusations
de complicité de violations du copyright pour punir les producteurs de lecteurs lisant des disques de
nimporte quelle région, ou les ateliers de réparation qui ont modifié les lecteurs pour vous laisser
regarder des disques achetés hors de votre région, ou encore les développeurs de logiciels qui ont
créé des programmes pour vous aider à le faire.
Cest là que la section 1201 du DCMA entre en jeu : en interdisant de toucher aux contrôles
daccès, la loi a donné aux producteurs et aux ayants droit la possibilité de poursuivre en justice
leurs concurrents qui produisent des produits supérieurs avec des caractéristiques très demandées
par le marché (en loccurrence, des lecteurs de disques sans restriction de région).
Cest une arnaque ignoble contre les consommateurs, mais, avec le temps, le champ de la section
1201 sest étendu pour inclure toute une constellation grandissante dappareils et de services, car
certains producteurs malins ont compris un certain nombre de choses :
• Tout appareil doté dun logiciel contient une « œuvre protégée par copyright » (le logiciel en
question).
• Un appareil peut être conçu pour pouvoir reconfigurer son logiciel et contourner le « moyen
de contrôle daccès à une œuvre protégée par copyright », un délit daprès la section 1201.
• Par conséquent, les entreprises peuvent contrôler le comportement de leurs consommateurs
après quils ont rapporté leurs achats à la maison. Elles peuvent en effet concevoir des
produits pour que toutes les utilisations interdites demandent des modifications qui tombent
sous le coup de la section 1201.
Cette section devient alors un moyen pour tout fabricant de contraindre ses clients à agir au profit
de leurs actionnaires plutôt que dans lintérêt des clients.
Cela se manifeste de nombreuses façons : une nouvelle génération dimprimantes à jet dencre
utilisant des contre-mesures qui empêchent lutilisation dencre dautres marques et qui ne peuvent
être contournées sans risques juridiques, ou des systèmes similaires dans les tracteurs qui
empêchent les réparateurs déchanger les pièces du fabricant, car elles ne sont pas reconnues par le
système du tracteur tant quun code de déverrouillage du fabricant nest pas saisi.
Plus proches des particuliers, les iPhones dApple utilisent ces mesures pour empêcher à la fois les
services de tierce partie et linstallation de logiciels tiers. Cela permet à Apple, et non à lacheteur
de liPhone, de décider quand celui-ci est irréparable et doit être réduit en pièces et jeté en
déchetterie (lentreprise Apple est connue pour sa politique écologiquement catastrophique qui
consiste à détruire les vieux appareils électroniques plutôt que de permettre leur recyclage pour en
récupérer les pièces). Cest un pouvoir très utile à exercer, surtout à la lumière de lavertissement du
PDG Tim Cook aux investisseurs en janvier 2019 : les profits de la société sont en danger si les
clients choisissent de conserver leur téléphone plutôt que de le remplacer.
Lutilisation par Apple de verrous de copyright lui permet également détablir un monopole sur la
manière dont ses clients achètent des logiciels pour leurs téléphones. Les conditions commerciales
de lApp Store garantissent à Apple une part de tous les revenus générés par les applications qui y
sont vendues, ce qui signifie quApple gagne de largent lorsque vous achetez une application dans
son magasin et continue à gagner de largent chaque fois que vous achetez quelque chose en
utilisant cette application. Cette situation retombe au final sur les développeurs de logiciels, qui
doivent soit facturer plus cher, soit accepter des profits moindres sur leurs produits.
Il est important de comprendre que lutilisation par Apple des verrous de copyright lui donne le
pouvoir de prendre des décisions éditoriales sur les applications que vous pouvez ou ne pouvez pas
installer sur votre propre appareil. Apple a utilisé ce pouvoir pour rejeter les dictionnaires qui
contiennent des mots obscènes ; ou pour limiter certains discours politiques, en particulier les
applications qui diffusent des propos politiques controversés, comme cette application qui vous
avertit chaque fois quun drone américain tue quelquun quelque part dans le monde ; ou pour
sopposer à un jeu qui commente le conflit israélo-palestinien.
Apple justifie souvent son pouvoir monopolistique sur linstallation de logiciels au nom de la
sécurité, en arguant que le contrôle des applications de sa boutique lui permet de protéger ses
utilisateurs contre les applications qui contiennent du code qui surveille les utilisateurs. Mais ce
pouvoir est à double tranchant. En Chine, le gouvernement a ordonné à Apple dinterdire la vente
doutils de protection de vie privée, comme les VPN, à lexception de ceux dans lesquels des failles
de sécurité ont délibérément été introduites pour permettre à lÉtat chinois découter les utilisateurs.
Étant donné quApple utilise des contre-mesures technologiques avec des mesures de protection
légales pour empêcher les clients dinstaller des applications non autorisées, les propriétaires
chinois diPhone ne peuvent pas facilement (ou légalement) se connecter à des VPN qui les
protégeraient de lespionnage de lÉtat chinois.
Zuboff décrit le capitalisme de surveillance comme un « capitalisme voyou ». Les théoriciens du
capitalisme prétendent que sa vertu est dagréger des informations relatives aux décisions des
consommateurs, produisant ainsi des marchés efficaces. Le prétendu pouvoir du capitalisme de
surveillance, de priver ses victimes de leur libre-arbitre grâce à des campagnes dinfluence
surchargées de calculs, signifie que nos marchés nagrègent plus les décisions des consommateurs
parce que nous, les clients, ne décidons plus nous sommes aux ordres des rayons de contrôle
mental du capitalisme de surveillance.
Si notre problème cest que les marchés cessent de fonctionner lorsque les consommateurs ne
peuvent plus faire de choix, alors les verrous du copyright devraient nous préoccuper au moins
autant que les campagnes dinfluence. Une campagne dinfluence peut vous pousser à acheter une
certaine marque de téléphone, mais les verrous du copyright sur ce téléphone déterminent où vous
pouvez lutiliser, quelles applications peuvent fonctionner dessus et quand vous devez le jeter plutôt
que le réparer.
Le classement des résultats de recherche et le droit au futur
Les marchés sont parfois présentés comme une sorte de formule magique : en découvrant des
informations qui pourraient rester cachées mais sont transmises par le libre choix des
consommateurs, les connaissances locales de ces derniers sont intégrées dans un système
auto-correcteur qui améliore les correspondances entre les résultats de manière plus efficace que
ce quun ordinateur pourrait calculer. Mais les monopoles sont incompatibles avec ce processus.
Lorsque vous navez quun seul magasin dapplications, cest le propriétaire du magasin, et non le
consommateur, qui décide de léventail des choix. Comme la dit un jour Boss Tweed « peu importe
qui gagne les élections, du moment que cest moi qui fais les nominations ». Un marché
monopolistique est une élection dont les candidats sont choisis par le monopole.
Ce trucage des votes est rendu plus toxique par lexistence de monopoles sur le classement des
résultats. La part de marché de Google dans le domaine de la recherche est denviron 90 %. Lorsque
lalgorithme de classement de Google place dans son top 10 un résultat pour un terme de recherche
populaire, cela détermine le comportement de millions de personnes. Si la réponse de Google à la
question « Les vaccins sont-ils dangereux ? » est une page qui réfute les théories du complot antivax, alors une partie non négligeable du grand public apprendra que les vaccins sont sûrs. Si, en
revanche, Google envoie ces personnes sur un site qui met en avant les conspirations anti-vax, une
part non-négligeable de ces millions de personnes ressortira convaincue que les vaccins sont
dangereux.
Lalgorithme de Google est souvent détourné pour fournir de la désinformation comme principal
résultat de recherche. Mais dans ces cas-là, Google ne persuade pas les gens de changer davis, il ne
fait que présenter quelque chose de faux comme une vérité alors même que lutilisateur na aucune
raison den douter.
Cest vrai peu importe que la recherche porte sur « Les vaccins sont-ils dangereux ? » ou bien sur
« meilleurs restaurants près de chez moi ». La plupart des utilisateurs ne regarderont jamais au-delà
de la première page de résultats de recherche, et lorsque lécrasante majorité des gens utilisent le
même moteur de recherche, lalgorithme de classement utilisé par ce moteur de recherche aura
déterminé une myriade de conséquences (adopter ou non un enfant, se faire opérer du cancer, où
dîner, où déménager, où postuler pour un emploi) dans une proportion qui dépasse largement les
résultats comportementaux dictés par les techniques de persuasion algorithmiques.
Beaucoup des questions que nous posons aux moteurs de recherche nont pas de réponses
empiriquement correctes : « Où pourrais-je dîner ? » nest pas une question objective. Même les
questions qui ont des réponses objectives (« Les vaccins sont-ils dangereux ? ») nont pas de source
empiriquement supérieure pour ces réponses. De nombreuses pages confirment linnocuité des
vaccins, alors laquelle afficher en premier ? Selon les règles de la concurrence, les consommateurs
peuvent choisir parmi de nombreux moteurs de recherche et sen tenir à celui dont le verdict
algorithmique leur convient le mieux, mais en cas de monopole, nos réponses proviennent toutes du
même endroit.
La domination de Google dans le domaine de la recherche nest pas une simple question de mérite :
pour atteindre sa position dominante, lentreprise a utilisé de nombreuses tactiques qui auraient été
interdites en vertu des normes antitrust classiques davant lère Reagan. Après tout, il sagit dune
entreprise qui a développé deux produits majeurs : un très bon moteur de recherche et un assez bon
clone de Hotmail. Tous ses autres grands succès, Android, YouTube, Google Maps, etc., ont été
obtenus grâce à lacquisition dun concurrent naissant. De nombreuses branches clés de lentreprise,
comme la technologie publicitaire DoubleClick, violent le principe historique de séparation
structurelle de la concurrence, qui interdisait aux entreprises de posséder des filiales en concurrence
avec leurs clients. Les chemins de fer, par exemple, se sont vus interdire la possession de sociétés
de fret qui auraient concurrencé les affréteurs dont ils transportent le fret.
Si nous craignons que les entreprises géantes ne détournent les marchés en privant les
consommateurs de leur capacité à faire librement leurs choix, alors une application rigoureuse de la
législation antitrust semble être un excellent remède. Si nous avions refusé à Google le droit
deffectuer ses nombreuses fusions, nous lui aurions probablement aussi refusé sa domination totale
dans le domaine de la recherche. Sans cette domination, les théories, préjugés et erreurs (et le bon
jugement aussi) des ingénieurs de recherche et des chefs de produits de Google nauraient pas eu un
effet aussi disproportionné sur le choix des consommateurs..
Cela vaut pour beaucoup dautres entreprises. Amazon, lentreprise type du capitalisme de
surveillance, est évidemment loutil dominant pour la recherche sur Amazon, bien que de
nombreuses personnes arrivent sur Amazon après des recherches sur Google ou des messages sur
Facebook. Évidemment, Amazon contrôle la recherche sur Amazon. Cela signifie que les choix
éditoriaux et intéressés dAmazon, comme la promotion de ses propres marques par rapport aux
produits concurrents de ses vendeurs, ainsi que ses théories, ses préjugés et ses erreurs, déterminent
une grande partie de ce que nous achetons sur Amazon. Et comme Amazon est le détaillant
dominant du commerce électronique en dehors de la Chine et quelle a atteint cette domination en
rachetant à la fois de grands rivaux et des concurrents naissants au mépris des règles antitrust
historiques, nous pouvons reprocher à ce monopole de priver les consommateurs de leur droit à
lavenir et de leur capacité à façonner les marchés en faisant des choix raisonnés.
Tous les monopoles ne sont pas des capitalistes de surveillance, mais cela ne signifie pas quils ne
sont pas capables de façonner les choix des consommateurs de multiples façons. Zuboff fait léloge
dApple pour son App Store et son iTunes Store, en insistant sur le fait quafficher le prix des
fonctionnalités de ses plateformes était une recette secrète pour résister à la surveillance et ainsi
créer de nouveaux marchés. Mais Apple est le seul détaillant autorisé à vendre sur ses plateformes,
et cest le deuxième plus grand vendeur dappareils mobiles au monde. Les éditeurs de logiciels
indépendants qui vendent sur le marché dApple accusent lentreprise des mêmes vices de
surveillance quAmazon et autres grands détaillants : espionner ses clients pour trouver de
nouveaux produits lucratifs à lancer, utiliser efficacement les éditeurs de logiciels indépendants
comme des prospecteurs de marché libre, puis les forcer à quitter tous les marchés quils
découvrent.
Avec lutilisation des verrous de copyright, les clients qui possèdent un iPhone ne sont pas
légalement autorisés à changer de distributeurs dapplications. Apple, évidemment, est la seule
entité qui peut décider de la manière dont elle classe les résultats de recherche sur son store. Ces
décisions garantissent que certaines applications sont souvent installées (parce quelles apparaissent
dès la première page) et dautres ne le sont jamais (parce quelles apparaissent sur la millionième
page). Les décisions dApple en matière de classement des résultats de recherche ont un impact bien
plus important sur les comportements des consommateurs que les campagnes dinfluence des robots
publicitaires du capitalisme de surveillance.
Les monopoles ont les moyens dendormir les chiens de garde
Les idéologues du marché les plus fanatiques sont les seuls à penser que les marchés peuvent
sautoréguler sans contrôle de lÉtat. Pour rester honnêtes, les marchés ont besoin de chiens de
garde : régulateurs, législateurs et autres représentants du contrôle démocratique. Lorsque ces
chiens de garde sendorment sur la tâche, les marchés cessent dagréger les choix des
consommateurs parce que ces choix sont limités par des activités illégitimes et trompeuses dont les
entreprises peuvent se servir sans risques parce que personne ne leur demande des comptes.
Mais ce type de tutelle réglementaire a un coût élevé. Dans les secteurs concurrentiels, où la
concurrence passe son temps à grappiller les marges des autres, les entreprises individuelles nont
pas les excédents de capitaux nécessaires pour faire pression efficacement en faveur de lois et de
réglementations qui serviraient leurs objectifs.
Beaucoup des préjudices causés par le capitalisme de surveillance sont le résultat dune
réglementation trop faible ou même inexistante. Ces vides réglementaires viennent du pouvoir des
monopoles qui peuvent sopposer à une réglementation plus stricte et adapter la réglementation
existante pour continuer à exercer leurs activités telles quelles.
Voici un exemple : quand les entreprises collectent trop de données et les conservent trop
longtemps, elles courent un risque accru de subir une fuite de données. En effet, vous ne pouvez pas
divulguer des données que vous navez jamais collectées, et une fois que vous avez supprimé toutes
les copies de ces données, vous ne pouvez plus risquer de les fuiter. Depuis plus dune décennie,
nous assistons à un festival ininterrompu de fuites de données de plus en plus graves, plus
effrayantes les unes que les autres de par lampleur des violations et la sensibilité des données
concernées.
Mais les entreprises persistent malgré tout à moissonner et conserver en trop grand nombre nos
données pour trois raisons :
1. Elles sont enfermées dans cette course aux armements émotionnels (évoquée plus haut) avec
notre capacité à renforcer nos systèmes de défense attentionnelle pour résister à leurs nouvelles
techniques de persuasion. Elles sont également enfermées dans une course à larmement avec leurs
concurrents pour trouver de nouvelles façons de cibler les gens. Dès quelles découvrent un point
faible dans nos défenses attentionnelles (une façon contre-intuitive et non évidente de cibler les
acheteurs potentiels de réfrigérateurs), le public commence à prendre conscience de la tactique, et
leurs concurrents sy mettent également, hâtant le jour où tous les acheteurs potentiels de
réfrigérateurs auront été initiés à cette tactique.
2. Elles souscrivent à cette belle croyance quest le capitalisme de surveillance. Les données sont
peu coûteuses à agréger et à stocker, et les partisans, tout comme les opposants, du capitalisme de
surveillance ont assuré aux managers et concepteurs de produits que si vous collectez suffisamment
de données, vous pourrez pratiquer la sorcellerie du marketing pour contrôler les esprits ce qui fera
grimper vos ventes. Même si vous ne savez pas comment tirer profit de ces données, quelquun
dautre finira par vous proposer de vous les acheter pour essayer. Cest la marque de toutes les
bulles économiques : acquérir un bien en supposant que quelquun dautre vous lachètera à un prix
plus élevé que celui que vous avez payé, souvent pour le vendre à quelquun dautre à un prix
encore plus élevé.
3. Les sanctions pour fuite de données sont négligeables. La plupart des pays limitent ces pénalités
aux dommages réels, ce qui signifie que les consommateurs dont les données ont fuité doivent
prouver quils ont subi un préjudice financier réel pour obtenir réparation. En 2014, Home Depot a
révélé quils avaient perdu les données des cartes de crédit de 53 millions de ses clients, mais a
réglé laffaire en payant ces clients environ 0,34 $ chacun et un tiers de ces 0,34 $ na même pas
été payé en espèces. Cette réparation sest matérialisée sous la forme dun crédit pour se procurer
un service de contrôle de crédit largement inefficace.
Mais les dégâts causés par les fuites sont beaucoup plus importants que ce que peuvent traiter ces
règles sur les dommages réels. Les voleurs didentité et les fraudeurs sont rusés et infiniment
inventifs. Toutes les grandes fuites de données de notre époque sont continuellement recombinées,
les ensembles de données sont fusionnés et exploités pour trouver de nouvelles façons de sen
prendre aux propriétaires de ces données. Toute politique raisonnable, fondée sur des preuves, de la
dissuasion et de lindemnisation des violations ne se limiterait pas aux dommages réels, mais
permettrait plutôt aux utilisateurs de réclamer compensation pour ces préjudices à venir.
Quoi quil en soit, même les réglementations les plus ambitieuses sur la protection de la vie privée,
telles que le règlement général de lUE sur la protection des données, sont loin de prendre en
compte les conséquences négatives de la collecte et de la conservation excessives et désinvoltes des
données par les plateformes, et les sanctions quelles prévoient ne sont pas appliquées de façon
assez agressive par ceux qui doivent les appliquer.
Cette tolérance, ou indifférence, à légard de la collecte et de la conservation excessives des
données peut être attribuée en partie à la puissance de lobbying des plateformes. Ces plateformes
sont si rentables quelles peuvent facilement se permettre de détourner des sommes gigantesques
pour lutter contre tout changement réel cest-à-dire un changement qui les obligerait à internaliser
les coûts de leurs activités de surveillance.
Et puis il y a la surveillance dÉtat, que lhistoire du capitalisme de surveillance rejette comme une
relique dune autre époque où la grande inquiétude était dêtre emprisonné pour un discours
subversif, et non de voir son libre-arbitre dépouillé par lapprentissage machine.
Mais la surveillance dÉtat et la surveillance privée sont intimement liées. Comme nous lavons vu
lorsque Apple a été enrôlé par le gouvernement chinois comme collaborateur majeur de la
surveillance dÉtat. La seule manière abordable et efficace de mener une surveillance de masse à
léchelle pratiquée par les États modernes, quils soient « libres » ou autocratiques, est de mettre
sous leur coupe les services commerciaux.
Toute limitation stricte du capitalisme de surveillance paralyserait la capacité de surveillance dÉtat,
quil sagisse de lutilisation de Google comme outil de localisation par les forces de lordre locales
aux États-Unis ou du suivi des médias sociaux par le Département de la sécurité intérieure pour
constituer des dossiers sur les participants aux manifestations contre la politique de séparation des
familles des services de limmigration et des douanes (ICE).
Sans Palantir, Amazon, Google et autres grands entrepreneurs technologiques, les flics états-uniens
ne pourraient pas espionner la population noire comme ils le font, lICE ne pourrait pas gérer la
mise en cage des enfants à la frontière américaine et les systèmes daides sociales des États ne
pourraient pas purger leurs listes en déguisant la cruauté en empirisme et en prétendant que les
personnes pauvres et vulnérables nont pas droit à une aide. On peut attribuer à cette relation
symbiotique une partie de la réticence des États à prendre des mesures significatives pour réduire la
surveillance. Il ny a pas de surveillance dÉtat de masse sans surveillance commerciale de masse.
Le monopole est la clé du projet de surveillance massive dÉtat. Il est vrai que les petites entreprises
technologiques sont susceptibles dêtre moins bien défendues que les grandes, dont les experts en
sécurité font partie des meilleurs dans leur domaine, elles disposent également dénormes
ressources pour sécuriser et surveiller leurs systèmes contre les intrusions. Mais les petites
entreprises ont également moins à protéger : moins dutilisateurs, des données plus fragmentées sur
un plus grand nombre de systèmes et qui doivent être demandées une par une par les acteurs
étatiques.
Un secteur technologique centralisé qui travaille avec les autorités est un allié beaucoup plus
puissant dans le projet de surveillance massive dÉtat quun secteur fragmenté composé dacteurs
plus petits. Le secteur technologique états-unien est suffisamment petit pour que tous ses cadres
supérieurs se retrouvent autour dune seule table de conférence dans la Trump Tower en 2017, peu
après linauguration de limmeuble. La plupart de ses plus gros acteurs candidatent pour remporter
le JEDI, le contrat à 10 milliards de dollars du Pentagone pour mettre en place une infrastructure de
défense commune dans le cloud. Comme dautres industries fortement concentrées, les géants de la
tech font pantoufler leurs employés clés dans le service public. Ils les envoient servir au Ministère
de la Défense et à la Maison Blanche, puis engagent des cadres et des officiers supérieurs de lexPentagone et de lex-DOD pour travailler dans leurs propres services de relations avec les
gouvernements.
Ils ont même de bons arguments pour ça : après tout, quand il nexiste que quatre ou cinq grandes
entreprises dans un secteur industriel, toute personne qualifiée pour contrôler la réglementation de
ces entreprises a occupé un poste de direction dans au moins deux dentre elles. De même, lorsquil
ny a que cinq entreprises dans un secteur, toute personne qualifiée pour occuper un poste de
direction dans lune dentre elles travaille par définition dans lune des autres.
Les monopoles nengendrent pas la surveillance, mais ils lencouragent certainement
Les industries compétitives sont fragmentées dans le sens où elles sont
composées dentreprises qui sentre-déchirent en permanence et qui rognent sur leurs marges
respectives lorsquelles proposent des offres à leurs meilleurs clients. Ce qui leur laisse moins
dinvestissement afin dobtenir des règles plus favorables. Cette situation rend aussi plus difficile la
mutualisation des ressources de chaque entreprise au profit de lindustrie toute entière.
La rencontre entre la surveillance et lapprentissage machine est censé être laboutissement dune
crise existentielle, un moment particulier pour lespèce humaine où notre libre arbitre serait très
proche de lextinction pure et simple. Même si je reste sceptique quant à cette hypothèse, je pense
tout de même que la technologie pose de réelles menaces existentielles à notre société (et aussi plus
généralement pour notre espèce entière).
Et ces menaces viennent des monopoles.
Lune des conséquences de lemprise de la technologie sur la réglementation est quelle peut rejeter
la responsabilité de mauvaises décisions en matière de sécurité sur ses clients et sur la société en
général. Il est tout à fait banal dans le domaine de la technologie que les entreprises dissimulent les
mécanismes de leurs produits, quelles en rendent le fonctionnement difficile à comprendre et
quelles menacent les chercheurs en sécurité indépendants qui auditent ces objets.
Linformatique est le seul domaine dans lequel ces pratiques existent : personne ne construit un pont
ou un hôpital en gardant secret la composition de lacier ou les équations utilisées pour calculer les
contraintes de charge. Cest une pratique assez bizarre qui conduit, encore et toujours, à des défauts
de sécurité grotesques à une échelle tout aussi grotesque, des pans entiers de dispositifs étant révélés
comme vulnérables bien après quils ont été déployés et placés dans des endroits sensibles.
Le pouvoir monopolistique qui tient à distance toute conséquence significative de ces violations,
signifie que les entreprises technologiques continuent à créer des produits exécrables, mal conçus et
qui finissent par être intégrés à nos vies, par posséder nos données, et être connectés à notre monde
physique. Pendant des années, Boeing sest battu contre les conséquences dune série de mauvaises
décisions technologiques qui ont fait de sa flotte de 737 un paria mondial, cest lun des rares cas où
des décisions technologiques de piètre qualité ont été sérieusement sanctionnées par le marché.
Ces mauvaises décisions en matière de sécurité sont encore aggravées par lutilisation de verrous de
copyright pour faire appliquer des décisions commerciales à lencontre des consommateurs.
Souvenez-vous que ces verrous sont devenus un moyen incontournable de façonner le
comportement des consommateurs, qui rend techniquement impossible lutilisation de cartouches
dencre compatibles, dinsuline, dapplications mobiles ou de dépôts de services tiers en relation
avec vos biens acquis légalement.
Rappelez-vous également que ces verrous sont soutenus par une législation (telle que la section
1201 du DMCA ou larticle 6 de la directive européenne sur le droit dauteur de 2001) qui interdit
de les altérer (de les « contourner »), et que ces lois ont été utilisées pour menacer les chercheurs en
sécurité qui divulguent des vulnérabilités sans la permission des fabricants.
Cela revient à un véritable veto des fabricants sur les alertes de sécurité et les critiques. Bien que
cela soit loin de lintention législative du DMCA (et de son équivalent dans dautres juridictions
dans le monde), le Congrès nest pas intervenu pour clarifier la loi et ne le fera jamais, car cela irait
à lencontre des intérêts des puissantes entreprises dont le lobbying est imparable.
Les verrous de copyright sont une arme à double tranchant. Dabord parce quils provoquent de
mauvaises décisions en matière de sécurité qui ne pourront pas être librement étudiées ni discutées.
Si les marchés sont censés être des machines à agréger linformation (et si les rayons de contrôle
mental fictif du capitalisme de surveillance en font un « capitalisme voyou » parce quil refuse aux
consommateurs le pouvoir de prendre des décisions), alors un programme qui impose légalement
lignorance sur les risques des produits rend le monopole encore plus « voyou » que les campagnes
dinfluence du capitalisme de surveillance.
Et contrairement aux rayons de contrôle mental, ce silence imposé sur la sécurité est un problème
brûlant et documenté qui constitue une menace existentielle pour notre civilisation et peut-être
même pour notre espèce. La prolifération des dispositifs non sécurisés en particulier ceux qui
nous espionnent et surtout lorsque ces dispositifs peuvent également manipuler le monde physique,
par exemple, qui tourne le volant de votre voiture ou en actionnant un disjoncteur dans une centrale
électrique est une forme de dette technique.
En conception logicielle, la « dette technique » fait référence à des décisions anciennes et bien
calculées qui, avec le recul, savèrent être mauvaises. Par exemple, un développeur de longue date a
peut-être décidé dintégrer un protocole réseau exigé par un fournisseur, qui a depuis cessé de le
prendre en charge.
Mais tout dans le produit repose toujours sur ce protocole dépassé. Donc, à chaque révision, des
équipes doivent travailler autour de ce noyau obsolète, en y ajoutant des couches de compatibilité,
en lentourant de contrôles de sécurité qui tentent de renforcer ses défenses, etc. Ces mesures de
fortune aggravent la dette technique, car chaque révision ultérieure doit en tenir compte, tout
comme les intérêts dun crédit revolving. Et comme dans le cas dun prêt à risque, les intérêts
augmentent plus vite que vous ne pouvez espérer les rembourser : léquipe en charge du produit doit
consacrer tellement dénergie au maintien de ce système complexe et fragile quil ne lui reste plus
de temps pour remanier le produit de fond en comble et « rembourser la dette » une fois pour toutes.
En général, la dette technique entraîne une faillite technologique : le produit devient si fragile et
instable quil finit par échouer de manière catastrophique. Pensez aux systèmes bancaires et
comptables désuets basés sur du COBOL qui se sont effondrés au début de la pandémie lorsque les
demandes dallocations chômage se sont multipliées. Parfois, cela met fin au produit, parfois, cela
entraîne lentreprise dans sa chute. Être pris en défaut de paiement dune dette technique est
effrayant et traumatisant, tout comme lorsque lon perd sa maison pour cause de faillite.
Mais la dette technique créée par les verrous de copyright nest pas individuelle, elle est
systémique. Chacun dans le monde est exposé à ce surendettement, comme ce fut le cas lors de la
crise financière de 2008. Lorsque cette dette arrivera à échéance lorsque nous serons confrontés à
des violations de sécurité en cascade qui menacent le transport et la logistique mondiales,
lapprovisionnement alimentaire, les processus de production pharmaceutique, les communications
durgence et autres systèmes essentiels qui accumulent de la dette technique en partie due à la
présence de verrous de copyright délibérément non sécurisés et délibérément non vérifiables elle
constituera en effet un risque existentiel.
Vie privée et monopole
De nombreuses entreprises technologiques sont prisonnières dune orthodoxie : si elles recueillent
assez de données sur suffisamment de nos activités, tout devient possible le contrôle total des
esprits et des profits infinis. Cest une hypothèse invérifiable : en effet, si des données permettent à
une entreprise technologique daméliorer ne serait-ce que légèrement ses prévisions de
comportements, alors elle déclarera avoir fait le premier pas vers la domination mondiale sans
retour en arrière possible. Si une entreprise ne parvient pas à améliorer la collecte et lanalyse des
données, alors elle déclarera que le succès est juste au coin de la rue et quil sera possible de
latteindre une fois quelle disposera de nouvelles données.
La technologie de surveillance est loin dêtre la première industrie à adopter une croyance absurde
et égoïste qui nuit au reste du monde, et elle nest pas la première industrie à profiter largement
dune telle illusion. Bien avant que les gestionnaires de fonds spéculatifs ne prétendent (à tort)
pouvoir battre le S&P 500 (léquivalent du CAC40 américain), de nombreuses autres industries
« respectables » se sont révélées être de véritables charlatans. Des fabricants de suppositoires au
radium (si, si, ça existe !) aux cruels sociopathes qui prétendaient pouvoir « guérir » les
homosexuels, lhistoire est jonchée de titans industriels autrefois respectables qui ont mal fini.
Cela ne veut pas dire que lon ne peut rien reprocher aux Géants de la tech et à leurs addictions
idéologiques aux données. Si les avantages de la surveillance sont généralement surestimés, ses
inconvénients sont, à tout le moins, sous-estimés.
Cette situation est très ironique. La croyance que le capitalisme de surveillance est un « capitalisme
voyou » sappuie sur lhypothèse que les marchés ne toléreraient pas des entreprises engluées dans
de fausses croyances. Une compagnie pétrolière qui se trompe souvent sur lendroit où se trouve le
pétrole finira par faire faillite en creusant tout le temps des puits déjà secs.
Mais les monopoles peuvent faire des choses graves pendant longtemps avant den payer le prix.
Imaginez comment la concentration dans le secteur financier a permis à la crise des subprimes de
senvenimer alors que les agences de notation, les régulateurs, les investisseurs et les critiques sont
tous tombés sous lemprise dune fausse croyance selon laquelle les mathématiques complexes
pourraient construire des instruments de dette « entièrement couverts », qui ne pourraient pas faire
défaut. Une petite banque qui se livrerait à ce genre de méfaits ferait tout simplement faillite au lieu
déchapper à une crise inévitable, à moins quelle ait pris une telle ampleur quelle laurait évitée.
Mais les grandes banques ont pu continuer à attirer les investisseurs, et lorsquelles ont finalement
réussi à sen sortir, les gouvernements du monde entier les ont renflouées. Les pires auteurs de la
crise des subprimes sont plus importants quils ne létaient en 2008, rapportant plus de profits et
payant leurs dirigeants des sommes encore plus importantes.
Les grandes entreprises technologiques sont en mesure de surveiller non seulement parce quelles
sont technologiques, mais aussi parce quelles sont énormes. La raison pour laquelle tous les
éditeurs de sites web intègrent le bouton « Jaime » de Facebook, est que Facebook domine les
recommandations des médias sociaux sur Internet et chacun de ces boutons « Jaime » espionne
tous les utilisateurs qui visitent sur une page qui les contient (voir aussi : intégration de Google
Analytics, boutons Twitter, etc.).
Si les gouvernements du monde entier ont tardé à mettre en place des sanctions significatives pour
atteintes à la vie privée, cest parce que la concentration des grandes entreprises technologiques
génère dénormes profits qui peuvent être utilisés pour faire pression contre ces sanctions.
La raison pour laquelle les ingénieurs les plus intelligents du monde veulent travailler pour les
Géants de la tech est que ces derniers se taillent la part du lion des emplois dans lindustrie
technologique.
Si les gens se sont horrifiés des pratiques de traitement des données de Facebook, Google et
Amazon mais quils continuent malgré tout dutiliser ces services, cest parce que tous leurs amis
sont sur Facebook, que Google domine la recherche et quAmazon a mis tous les commerçants
locaux en faillite.
Des marchés concurrentiels affaibliraient le pouvoir de lobbying des entreprises en réduisant leurs
profits et en les opposant les unes aux autres à lintérieur dune réglementation commune. Cela
donnerait aux clients dautres endroits où aller pour obtenir leurs services en ligne. Les entreprises
seraient alors suffisamment petites pour réglementer et ouvrir la voie à des sanctions significatives
en cas dinfraction. Cela permettrait aux ingénieurs, dont les idées remettent en cause lorthodoxie
de la surveillance, de lever des capitaux pour concurrencer les opérateurs historiques. Cela
donnerait aux éditeurs de sites web de multiples moyens datteindre leur public et de faire valoir
leurs arguments contre lintégration de Facebook, Google et Twitter.
En dautres termes, si la surveillance ne provoque pas de monopoles, les monopoles encouragent
certainement la surveillance…
Ronald Reagan, pionnier du monopole technologique
Lexceptionnalisme technologique est un péché, quil soit pratiqué par les partisans aveugles de la
technologie ou par ses détracteurs. Ces deux camps sont enclins à expliquer la concentration
monopolistique en invoquant certaines caractéristiques particulières de lindustrie technologique,
comme les effets de réseau ou lavantage du premier arrivé. La seule différence réelle entre ces
deux groupes est que les apologistes de la technologie disent que le monopole est inévitable et que
nous devrions donc laisser la technologie sen tirer avec ses abus tandis que les régulateurs de la
concurrence aux États-Unis et dans lUE disent que le monopole est inévitable et que nous devrions
donc punir la technologie pour ses abus mais sans essayer de briser les monopoles.
Pour comprendre comment la technologie est devenue aussi monopolistique, il est utile de se
pencher sur laube de lindustrie technologique grand public : 1979, lannée où lApple II Plus a été
lancé et est devenu le premier ordinateur domestique à succès. Cest également lannée où Ronald
Reagan a fait campagne pour la présidentielle de 1980, quil a remportée, ce qui a entraîné un
changement radical dans la manière dont les problèmes de concurrence sont traités en Amérique.
Toute une cohorte dhommes politiques de Reagan dont Margaret Thatcher au Royaume-Uni,
Brian Mulroney au Canada, Helmut Kohl en Allemagne et Augusto Pinochet au Chili a ensuite
procédé à des réformes similaires qui se sont finalement répandues dans le monde entier.
Lhistoire de la lutte antitrust a commencé près dun siècle avant tout cela avec des lois comme la
loi Sherman, qui ciblait les monopoles au motif quils étaient mauvais en soi écrasant les
concurrents, créant des « déséconomies déchelle » (lorsquune entreprise est si grande que ses
parties constitutives vont mal et quelle semble impuissante à résoudre les problèmes), et
assujettissant leurs régulateurs à un point tel quils ne peuvent sen tirer sans une foule de
difficultés.
Puis vint un affabulateur du nom de Robert Bork, un ancien avocat général que Reagan avait
nommé à la puissante Cour dappel américaine pour le district de Columbia et qui avait inventé de
toutes pièces une histoire législative alternative de la loi Sherman et des lois suivantes. Bork a
soutenu que ces lois nont jamais visé les monopoles (malgré de nombreuses preuves du contraire, y
compris les discours retranscrits des auteurs des de ces lois) mais quelles visaient plutôt à prévenir
les « préjudices aux consommateurs » sous la forme de prix plus élevés.
Bork était un hurluberlu, certes, mais les riches aimaient vraiment ses idées. Les monopoles sont un
excellent moyen de rendre les riches plus riches en leur permettant de recevoir des « rentes de
monopole » (cest-à-dire des profits plus importants) et dassujettir les régulateurs, ce qui conduit à
un cadre réglementaire plus faible et plus favorable, avec moins de protections pour les clients, les
fournisseurs, lenvironnement et les travailleurs.
Les théories de Bork étaient particulièrement satisfaisantes pour les mêmes personnalités influentes
qui soutenaient Reagan. Le ministère de la Justice et dautres agences gouvernementales de
ladministration Reagan ont commencé à intégrer la doctrine antitrust de Bork dans leurs décisions
dapplication (Reagan a même proposé à Bork de siéger à la Cour suprême, mais Bork a été
tellement mauvais à laudience de confirmation du Sénat que, 40 ans plus tard, les experts de
Washington utilisent le terme « borked » pour qualifier toute performance politique catastrophique).
Peu à peu, les théories de Bork se sont répandues, et leurs partisans ont commencé à infiltrer
lenseignement du droit, allant même jusquà organiser des séjours tous frais payés, où des
membres de la magistrature étaient invités à de copieux repas, à participer à des activités de plein
air et à assister à des séminaires où ils étaient endoctrinés contre la théorie antitrust et les dommages
quelle cause aux consommateurs. Plus les théories de Bork simposaient, plus les monopolistes
gagnaient de largent et plus ils disposaient dun capital excédentaire pour faire pression en faveur
de campagnes dinfluence antitrust à la Bork.
Lhistoire des théories antitrust de Bork est un très bon exemple du type de retournements dopinion
publique obtenus secrètement et contre lesquels Zuboff nous met en garde, où les idées marginales
deviennent peu à peu lorthodoxie dominante. Mais Bork na pas changé le monde du jour au
lendemain. Il a été très endurant, pendant plus dune génération, et il a bénéficié dun climat
favorable parce que les forces qui ont soutenu les théories antitrust oligarchiques ont également
soutenu de nombreux autres changements oligarchiques dans lopinion publique. Par exemple,
lidée que la fiscalité est un vol, que la richesse est un signe de vertu, etc. toutes ces théories se
sont imbriquées pour former une idéologie cohérente qui a élevé linégalité au rang de vertu.
Aujourdhui, beaucoup craignent que lapprentissage machine permette au capitalisme de
surveillance de vendre « Bork-as-a-Service », à la vitesse de lInternet, afin quon puisse demander
à une société dapprentissage machine de provoquer des retournements rapides de lopinion
publique sans avoir besoin de capitaux pour soutenir un projet multiforme et multigénérationnel
mené aux niveaux local, étatique, national et mondial, dans les domaines des affaires, du droit et de
la philosophie. Je ne crois pas quun tel projet soit réalisable, bien que je sois daccord avec le fait
que cest essentiellement ce que les plateformes prétendent vendre. Elles mentent tout simplement à
ce sujet. Les (entreprises de la) Big Tech mentent tout le temps, y compris dans leur documentation
commerciale.
Lidée que la technologie forme des « monopoles naturels » (des monopoles qui sont le résultat
inévitable des réalités dune industrie, comme les monopoles qui reviennent à la première entreprise
à exploiter des lignes téléphoniques longue distance ou des lignes ferroviaires) est démentie par la
propre histoire de la technologie : en labsence de tactiques anticoncurrentielles, Google a réussi à
détrôner AltaVista et Yahoo, et Facebook a réussi à se débarrasser de Myspace. La collecte de
montagnes de données présente certains avantages, mais ces montagnes de données ont également
des inconvénients : responsabilité (en raison de fuites), rendements décroissants (en raison
danciennes données) et inertie institutionnelle (les grandes entreprises, comme la science,
progressent en liquidant les autres à mesure).
En effet, la naissance du Web a vu lextinction en masse des technologies propriétaires géantes et
très rentables qui disposaient de capitaux, deffets de réseau, de murs et de douves autour de leurs
entreprises. Le Web a montré que lorsquune nouvelle industrie est construite autour dun protocole,
plutôt que dun produit, la puissance combinée de tous ceux qui utilisent le protocole pour atteindre
leurs clients, utilisateurs ou communautés, dépasse même les produits les plus massivement
diffusés. CompuServe, AOL, MSN et une foule dautres jardins clos propriétaires ont appris cette
leçon à la dure : chacun croyait pouvoir rester séparé du Web, offrant une « curation » et une
garantie de cohérence et de qualité au lieu du chaos dun système ouvert. Chacun a eu tort et a fini
par être absorbé dans le Web public.
Oui, la technologie est fortement monopolisée et elle est maintenant étroitement associée à la
concentration de lindustrie, mais cest davantage lié à une question de temps quà des tendances
intrinsèquement monopolistiques. La technologie est née au moment où lapplication de la
législation antitrust était démantelée, et la technologie est tombée exactement dans les mêmes
travers contre lesquels lantitrust était censé se prémunir. En première approximation, il est
raisonnable de supposer que les monopoles de Tech sont le résultat dun manque daction antimonopole et non des caractéristiques uniques tant vantées de Tech, telles que les effets de réseau,
lavantage du premier arrivé, etc.
À lappui de cette théorie, je propose de considérer la concentration que tous les autres secteurs ont
connue au cours de la même période. De la lutte professionnelle aux biens de consommation
emballés, en passant par le crédit-bail immobilier commercial, les banques, le fret maritime, le
pétrole, les labels discographiques, la presse écrite et les parcs dattractions, tous les secteurs ont
connu un mouvement de concentration massif. Il ny a pas deffets de réseau évidents ni davantage
de premier arrivé dans ces secteurs. Cependant, dans tous les cas, ils ont atteint leur statut de
concentration grâce à des tactiques qui étaient interdites avant le triomphe de Bork : fusion avec des
concurrents majeurs, rachat de nouveaux venus innovants sur le marché, intégration horizontale et
verticale, et une série de tactiques anticoncurrentielles qui étaient autrefois illégales mais ne le sont
plus.
Encore une fois : lorsque vous modifiez les lois destinées à empêcher les monopoles, puis que les
monopoles se forment exactement comme la loi était censée les empêcher, il est raisonnable de
supposer que ces faits sont liés. La concentration de Tech peut être facilement expliquée sans avoir
recours aux théories radicales des effets de réseau mais seulement si vous êtes prêt à accuser les
marchés non réglementés de tendre vers le monopole. Tout comme un fumeur de longue date peut
vous fournir une foule de raisons selon lesquelles ce nest pas son tabagisme qui a provoqué son
cancer (« Ce sont les toxines environnementales »), les vrais partisans des marchés non réglementés
ont toute une série dexplications peu convaincantes pour prétendre que le monopole de la
technologie ne modifie pas le capitalisme.
Conduire avec les essuie-glaces
Cela fait quarante ans que le projet de Bork pour réhabiliter les monopoles sest réalisé, soit une
génération et demie, cest-à-dire suffisamment de temps pour quune idée commune puisse devenir
farfelue ou linverse. Avant les années 40, les Américains aisés habillaient leurs petits garçons en
rose alors que les filles portaient du bleu (une couleur « fragile et délicate »). Bien que les couleurs
genrées soient totalement arbitraires, beaucoup découvriront cette information avec étonnement et
trouveront difficile dimaginer un temps où le rose suggérait la virilité.
Après quarante ans à ignorer scrupuleusement les mesures antitrust et leur mise en application, il
nest pas surprenant que nous ayons presque tous oublié que les lois antitrust existent, que la
croissance à travers les fusions et les acquisitions était largement interdite par la loi, et que les
stratégies disolation dun marché, comme par lintégration verticale, pouvait conduire une
entreprise au tribunal.
Lantitrust, cest le volant de cette voiture quest la société de marché, loutil principal qui permet
de contrôler la trajectoire de ces prétendants au titre de maîtres de lunivers. Mais Bork et ses amis
nous ont arraché ce volant des mains il y a quarante ans. Puisque la voiture continue davancer,
nous appuyons aussi fort que possible sur toutes les autres commandes de la voiture, de même que
nous ouvrons et fermons les portes, montons et descendons les vitres dans lespoir quune de ces
commandes puisse nous permettre de choisir notre direction et de reprendre le contrôle avant de
foncer dans le décor.
Ça ressemble à un scénario de science-fiction des années 60 qui deviendrait réalité : voyageant à
travers les étoiles, des humains sont coincés dans un « vaisseau générationnel » autrefois piloté par
leurs ancêtres, et maintenant, après une grande catastrophe, léquipage a complètement oublié quil
est dans un vaisseau et ne se souvient pas où est la salle de contrôle. À la dérive, le vaisseau court à
sa perte, et, à moins que nous puissions reprendre le contrôle et corriger le cap en urgence, nous
allons tout fonçons droit vers une mort ardente dans le cœur dun soleil.
La surveillance a toujours son importance
Rien de tout cela ne doit minimiser les problèmes liés à la surveillance. La surveillance est
importante, et les Géants de la tech qui lutilisent font peser un véritable risque existentiel sur notre
espèce, mais ce nest pas parce que la surveillance et lapprentissage machine nous subtilisent notre
libre arbitre.
La surveillance est devenue bien plus efficace avec les Géants de la tech. En 1989, la Stasi la
police secrète est-allemande avait lintégralité du pays sous surveillance, un projet titanesque qui
recrutait une personne sur 60 en tant quinformateur ou comme agent de renseignement.
Aujourdhui, nous savons que la NSA espionne une partie significative de la population mondiale,
et le ratio entre agents de renseignement et population surveillée est plutôt de lordre de 1 pour
10 000 (ce chiffre est probablement sous-estimé puisquil suppose que tous les Américains détenant
un niveau de confidentialité top secret travaillent pour la NSA en fait on ne sait pas combien de
personnes sont autorisées à espionner pour le compte de la NSA, mais ce nest certainement pas
toutes les personnes classées top secret).
Comment ce ratio de citoyens surveillés a-t-il pu exploser de 1/60 à 1/10 000 en moins de trente
ans ? Cest bien grâce aux Géants de la tech. Nos appareils et leurs services collectent plus de
données que ce que la NSA collecte pour ses propres projets de surveillance. Nous achetons ces
appareils, nous nous connectons à leurs services, puis nous accomplissons laborieusement les tâches
nécessaires pour insérer des données sur nous, notre vie, nos opinions et nos préférences. Cette
surveillance de masse sest révélée complètement inutile dans la lutte contre le terrorisme : la NSA
évoque un seul et unique cas, dans lequel elle a utilisé un programme de collection de données pour
faire échouer une tentative de transfert de fond de quelques milliers de dollars dun citoyen
américain vers un groupe terroriste basé à létranger. Les raisons de cette inefficacité déconcertante
sont les mêmes que pour léchec du ciblage publicitaire par les entreprises de surveillance
commerciale : les personnes qui commettent des actes terroristes, tout comme celles qui achètent un
frigo, se font très rares. Si vous voulez détecter un phénomène dont la probabilité de base est dun
sur un million avec un outil dont la précision nest que de 99 %, chaque résultat juste apparaîtra au
prix de 9 999 faux positifs.
Essayons de le formuler autrement : si une personne sur un million est terroriste, alors nous aurons
seulement un terroriste dans un échantillon dun million de personnes. Si votre test de détecteur à
terroristes est précis à 99 %, il identifiera 10 000 terroristes dans votre échantillon dun million de
personnes (1 % dun million = 10 000). Pour un résultat juste, vous vous retrouvez avec 9 999 faux
positifs.
En réalité, la précision algorithmique de la détection de terroriste est bien inférieure à 99 %, tout
comme pour les publicités de frigo. La différence, cest quêtre accusé à tort dêtre un potentiel
acheteur de frigo est une nuisance somme toute assez faible, alors quêtre accusé à tort de planifier
un attentat terroriste peut détruire votre vie et celle de toutes les personnes que vous aimez.
LÉtat ne peut surveiller massivement que parce que le capitalisme de surveillance et son très faible
rendement existent, ce qui demande un flux constant de données personnelles pour pouvoir rester
viable. Léchec majeur du capitalisme de surveillance vient des publicités mal ciblées, tandis que
celui de la surveillance étatique vient des violations éhontées des Droits de lhumain, qui ont
tendance à dériver vers du totalitarisme.
La surveillance de lÉtat nest pas un simple parasite des Géants de la tech, qui pomperait les
données sans rien accorder en retour. En réalité, ils sont plutôt en symbiose : les Géants pompent
nos données pour le compte des agences de renseignement, et ces dernières sassurent que le
pouvoir politique ne restreint pas trop sévèrement les activités des Géants de la tech jusquà devenir
inutile aux besoins du renseignement. Il ny a aucune distinction claire entre la surveillance dÉtat
et le capitalisme de surveillance, ils sont tous deux co-dépendants.
Pour comprendre comment tout cela fonctionne aujourdhui, pas besoin de regarder plus loin que
loutil de surveillance dAmazon, la sonnette Ring et son application associée Neighbors. Ring un
produit acheté et non développé par Amazon est une sonnette munie dune caméra qui diffuse les
images de lentrée devant votre porte sur votre téléphone. Lapplication Neighbors vous permet de
mettre en place un réseau de surveillance à léchelle de votre quartier avec les autres détenteurs de
sonnette Ring autour de chez vous, avec lesquels vous pouvez partager des vidéos de « personnes
suspectes ». Si vous pensez que ce système est le meilleur moyen pour permettre aux commères
racistes de suspecter toute personne de couleur qui se balade dans le quartier, vous avez raison.
Ring est devenu de facto, le bras officieux de la police sans sembêter avec ces satanées lois et
règlements.
À lété 2019, une série de demande de documents publics a révélé quAmazon a passé des accords
confidentiels avec plus de 400 services de police locaux au travers desquelles ces agences font la
promotion de Ring and Neighbors en échange de laccès à des vidéos filmées par les visiophones
Ring. En théorie, la police devrait réclamer ces vidéos par lintermédiaire dAmazon (et des
documents internes ont révélé quAmazon consacre des ressources non-négligeables pour former
les policiers à formuler des histoires convaincantes dans ce but), mais dans la pratique, quand un
client Ring refuse de transmettre ses vidéos à la police, Amazon nexige de la police quune simple
requête formelle à adresser à lentreprise, ce quelle lui remet alors.
Ring et les forces de police ont trouvé de nombreuses façons de mêler leurs activités. Ring passe
des accords secrets pour avoir un accès en temps réel aux appels durgence (le 911) pour ensuite
diffuser à ses utilisateurs les procès-verbaux de certaines infractions, qui servent aussi à convaincre
nimporte quelle personne qui envisage dinstaller un portier de surveillance mais qui ne sait pas
vraiment si son quartier est suffisamment dangereux pour que ça en vaille le coup.
Plus les flics vantent les mérites du réseau de surveillance capitaliste Ring, plus lÉtat dispose de
capacités de surveillance. Les flics qui sappuient sur des entités privées pour faire respecter la loi
sopposent ensuite à toute régulation du déploiement de cette technologie, tandis que les entreprises
leur rendent la pareille en faisant pression contre les règles qui réclament une surveillance publique
de la technologie de surveillance policière. Plus les flics sappuient sur Ring and Neighbors, plus il
sera difficile dadopter des lois pour les freiner. Moins il y aura de lois contre eux, plus les flics se
reposeront sur ces technologies.
Dignité et sanctuaire
Quand bien même nous exercerions un contrôle démocratique sur nos États et les forcerions à
arrêter de piller les silos de données comportementales du capitalisme de surveillance, ce dernier
continuera à nous maltraiter. Nous vivons une époque parfaitement éclairée par Zuboff. Son
chapitre sur le sanctuaire ce sentiment de ne pas être observé est une magnifique ode à
lintrospection, au calme, à la pleine conscience et à la tranquillité.
Quand nous sommes observé⋅e, quelque chose change. Nimporte quel parent sait ce que cela
signifie. Vous pouvez lever la tête de votre bouquin (ou plus vraisemblablement de votre téléphone)
et observer votre enfant dans un état profond de réalisation de soi et dépanouissement, un instant
où il est en train dapprendre quelque chose à la limite de ses capacités, qui demande une
concentration intense. Pendant un court laps de temps, vous êtes sidéré⋅e, et vous observez ce
moment rare et beau de concentration qui se déroule devant vos yeux, et puis votre enfant lève la
tête, vous voit le regarder, et ce moment sévanouit. Pour grandir, vous devez être vous-même et
donner à voir votre moi authentique, cest à ce moment que vous devenez vulnérable, tel un
bernard-lhermite entre deux coquilles.
Cette partie de vous, tendre et fragile, que vous exposez au monde dans ces moments-là, est bien
trop délicate pour être révélée à autrui, pas même à une personne à laquelle vous faites autant
confiance quun enfant à ses parents.
À lère numérique, notre moi authentique est inextricablement mêlé à de notre vie en ligne. Votre
historique de recherche est un enregistrement en continu des questions que vous vous posez. Votre
historique de géolocalisation est un registre des endroits que vous cherchiez et des expériences que
vous avez vécues en ces lieux. Votre réseau social révèle les différentes facettes de votre
personnalité ainsi que les gens avec qui vous êtes en contact.
Être observé pendant ces activités, cest perdre le sanctuaire de votre moi authentique. Mais il y a
une autre manière pour le capitalisme de surveillance de nous dérober notre capacité dêtre
véritablement nous-même : nous rendre anxieux. Ce capitalisme de surveillance nest pas vraiment
un rayon de contrôle mental, pas besoin de ça pour rendre quelquun anxieux. Après tout, lanxiété
est le synonyme dagitation, et pour quune personne se sente agitée, il ny a pas vraiment besoin de
la secouer. Il suffit daiguillonner et de piquer et de notifier et de bourdonner autour et de
bombarder de manière intermittente et juste assez aléatoire pour que notre système limbique ne
puisse jamais vraiment sy habituer.
Nos appareils et nos services sont polyvalents dans le sens où ils peuvent connecter nimporte quoi
ou nimporte qui à nimporte quoi ou à nimporte qui dautre, et peuvent aussi exécuter nimporte
quel programme. Cela signifie que ces rectangles de distractions dans nos poches détiennent nos
plus précieux moments avec nos proches, tout comme les communications les plus urgentes et les
plus sensibles (de « je suis en retard, peux-tu aller chercher les gamins ? » jusquà « mauvaise
nouvelle du docteur, il faut quon parle TOUT DE SUITE »), mais aussi les pubs pour les frigos et
les messages de recrutement nazis.
À toute heure du jour ou de la nuit, nos poches sonnent, font voler en éclat notre concentration,
détruisent le fragile maillage de nos réflexions quand nous avons besoin de penser des situations
difficiles. Si vous enfermiez quelquun dans une cellule et que vous lagitiez de la sorte, on
appellerait ça de la torture par privation de sommeil, et ce serait considéré comme un crime de
guerre par la Convention de Genève.
Affliger les affligés
Les effets de la surveillance sur notre capacité à être nous-mêmes ne sont pas les mêmes pour tout
le monde. Certain⋅e⋅s dentre nous ont la chance de vivre à une époque et dans un lieu où tous les
faits les plus importants de leur vie sont socialement acceptés et peuvent être exposés au grand jour
sans en craindre les conséquences sociales.
Mais pour beaucoup dentre nous, ce nest pas le cas. Rappelez-vous que, daussi loin quon sen
souvienne, de nombreuses façons dêtre, considérées aujourdhui comme socialement acceptables,
ont donné lieu à de terribles condamnations sociales, voire à des peines demprisonnement. Si vous
avez 65 ans, vous avez connu une époque où les personnes vivant dans des « sociétés libres »
pouvaient être emprisonnées ou punies pour sêtre livrées à des pratiques homosexuelles, pour être
tombées amoureuses dune personne dont la peau était dune couleur différente de la leur, ou pour
avoir fumé de lherbe.
Aujourdhui, non seulement ces pratiques sont dépénalisées dans une grande partie du monde, mais
en plus, elles sont considérées comme normales, et les anciennes prohibitions sont alors vues
comme des vestiges dun passé honteux et regrettable.
Comment sommes-nous passés de la prohibition à la normalisation ? Par une activité privée et
personnelle : les personnes dont lhomosexualité étaient secrète ou qui fumaient de lherbe en
secret, ou qui aimaient quelquun dune couleur de peau différente de la leur en secret, étaient
susceptibles de représailles si elles dévoilaient leur moi authentique. On les empêchait de défendre
leur droit à exister dans le monde et à être en accord avec elles-mêmes. Mais grâce à la sphère
privée, ces personnes pouvaient former des liens forts avec leurs amis et leurs proches qui ne
partageaient pas leurs manières de vivre mal vues par la société. Elles avaient des conversations
privées dans lesquelles elles se dévoilaient, elles révélaient leur moi authentique à leurs proches,
puis les ralliaient à leur cause au fil des conversations.
Le droit de choisir le moment et la manière daborder ces conversations a joué un rôle fondamental
dans le renversement des normes. Cest une chose de faire son coming out à son père au cours dune
sortie de pêche à lécart du monde, cen est une autre de tout déballer pendant le repas de Noël, en
présence de son oncle raciste sur Facebook prêt à faire une scène.
Sans sphère privée, il est possible quaucun de ces changements naurait eu lieu et que les
personnes qui en ont bénéficié auraient subi une condamnation sociale pour avoir fait leur coming
out face à un monde hostile ou alors elles nauraient jamais pu révéler leur moi authentique aux
personnes quelles aiment.
Et donc, à moins que vous ne pensiez que notre société ait atteint la perfection sociale et que vos
petits-enfants vous demanderont dans 50 ans de leur raconter comment, en 2020, toutes les
injustices ont été réparées et quil ny avait plus eu de changement à apporter , vous devez vous
attendre à ce quen ce moment même figurent parmi vos proches des personnes, dont le bonheur est
indissociable du vôtre, et dont le cœur abrite un secret qui les empêche toujours de dévoiler leur moi
authentique en votre présence. Ces personnes souffrent et emporteront leur chagrin secret dans leur
tombe, et la source de ce chagrin, ce sera les relations faussées quelles entretenaient avec vous.
Une sphère privée est nécessaire au progrès humain.
Toute donnée collectée et conservée finit par fuiter
Labsence de vie privée peut empêcher les personnes vulnérables dexprimer leur moi authentique
et limiter nos actions en nous privant dun sanctuaire. Mais il existe un autre risque, encouru par
tous et pas seulement par les personnes détenant un secret : la criminalité.
Les informations didentification personnelle présentent un intérêt très limité pour contrôler lesprit
des gens, mais le vol didentité terme fourre-tout pour désigner toute une série de pratiques
délictueuses graves, susceptibles de détruire vos finances, de compromettre votre intégrité
personnelle, de ruiner votre réputation, voire de vous exposer à un danger physique est en pleine
expansion.
Les attaquants ne se limitent pas à utiliser des données issues de lintrusion dans une seule et même
source.
De nombreux services ont subi des violations qui ont révélé des noms, des adresses, des numéros de
téléphone, des mots de passe, des préférences sexuelles, des résultats scolaires, des réalisations
professionnelles, des démêlés avec la justice, des informations familiales, des données génétiques,
des empreintes digitales et autres données biométriques, des habitudes de lecture, des historiques de
recherche, des goûts littéraires, des pseudonymes et autres données sensibles. Les attaquants
peuvent fusionner les données provenant de ces violations pour constituer des dossiers très détaillés
sur des sujets choisis au hasard, puis utiliser certaines parties des données pour commettre divers
délits.
Les attaquants peuvent, par exemple, utiliser des combinaisons de noms dutilisateur et de mots de
passe dérobés pour détourner des flottes entières de véhicules commerciaux équipés de systèmes de
repérage GPS et dimmobilisation antivol, ou pour détourner des babyphones afin de terroriser les
tout-petits en diffusant du contenu audio pornographique. Les attaquants utilisent les données
divulguées pour tromper les opérateurs téléphoniques afin quils leur communiquent votre numéro
de téléphone, puis ils interceptent des codes dauthentification à deux facteurs par SMS pour pirater
votre courrier électronique, votre compte bancaire ou vos portefeuilles de crypto-monnaie.
Les attaquants rivalisent de créativité pour trouver des moyens de transformer les données
divulguées en armes. Ces données sont généralement utilisées pour pénétrer dans les entreprises
afin daccéder à davantage de données.
Tout comme les espions, les fraudeurs en ligne dépendent entièrement des entreprises qui collectent
et conservent nos données à outrance. Les agences despionnage paient voire intimident parfois des
entreprises pour avoir accès à leurs données, elles peuvent aussi se comporter comme des
délinquants et dérober du contenu de bases de données dentreprises.
La collecte excessive de données entraîne de graves conséquences sociales, depuis la destruction de
notre moi authentique jusquau recul du progrès social, de la surveillance de lÉtat à une épidémie
de cybercriminalité. La surveillance commerciale est également une aubaine pour les personnes qui
organisent des campagnes dinfluence, mais cest le cadet de nos soucis.
Lexceptionnalisme technologique critique reste un
exceptionnalisme technologique
Les géants de la tech ont longtemps pratiqué un exceptionnalisme technologique : cette idée selon
laquelle ils ne devraient pas être soumis aux lois et aux normes du commun des mortels. Des
devises comme celle de Facebook « Move fast and break things » [avancer vite et casser des choses,
NdT] ont provoqué un mépris compréhensible envers ces entreprises à la rhétorique égoïste.
Lexceptionnalisme technologique nous a tous mis dans le pétrin. Il est donc assez ironique et
affligeant de voir les critiques des géants de la tech commettre le même péché.
Les géants de la tech ne forment pas un « capitalisme voyou » qui ne peut être guéri par les remèdes
traditionnels anti-monopole que sont le démantèlement des trusts (forcer les entreprises à se défaire
des concurrents quelles ont acquis) et linterdiction des fusions monopolistiques et autres tactiques
anticoncurrentielles. Les géants de la tech nont pas le pouvoir dutiliser lapprentissage machine
pour influencer notre comportement de manière si approfondie que les marchés perdent la capacité
de punir les mauvais acteurs et de récompenser les concurrents vertueux. Les géants de la tech nont
pas de rayon de contrôle mental qui réécrit les règles, si cétait le cas, nous devrions nous
débarrasser de notre vieille boîte à outils.
Cela fait des siècles que des gens prétendent avoir mis au point ce rayon de contrôle mental et cela
sest toujours avéré être une arnaque, même si parfois les escrocs se sont également arnaqués entre
eux.
Depuis des générations, le secteur de la publicité améliore constamment sa capacité à vendre des
services publicitaires aux entreprises, tout en ne réalisant que des gains marginaux sur la vente des
produits de ces entreprises. La complainte de John Wanamaker selon laquelle « La moitié de
largent que je dépense en publicité est gaspillée, mais je ne sais pas quelle moitié » témoigne du
triomphe des directeurs de la publicité qui ont réussi à convaincre Wanamaker que la moitié
seulement de ce quil dépense était gaspillée.
Lindustrie technologique a fait dénormes progrès dans la capacité à convaincre les entreprises
quelles sont douées pour la publicité, alors que leurs améliorations réelles en matière de publicité,
par opposition au ciblage, ont été plutôt modestes. La vogue de lapprentissage machine et
linvocation mystique de l« intelligence artificielle » comme synonyme de techniques dinférence
statistique directe a considérablement renforcé lefficacité du discours commercial des géants de
la tech, car les spécialistes du marketing ont exploité le manque de connaissance technique des
clients potentiels pour sen tirer avec énormément de promesses et peu de résultats.
Il est tentant de penser que si les entreprises sont prêtes à déverser des milliards dans un projet,
celui-ci doit être bon. Pourtant, il arrive souvent que cette règle empirique nous fasse faire fausse
route. Par exemple, on na pratiquement jamais entendu dire que les fonds dinvestissement
surpassent les simples fonds indiciels, et les investisseurs qui confient leur argent à des
gestionnaires de fonds experts sen sortent généralement moins bien que ceux qui confient leur
épargne à des fonds indiciels. Mais les fonds gérés représentent toujours la majorité de largent
investi sur les marchés, et ils sont soutenus par certains des investisseurs les plus riches et les plus
pointus du monde. Leur vote de confiance dans un secteur aussi peu performant est une belle leçon
sur le rôle de la chance dans laccumulation de richesses, et non un signe que les fonds de
placement sont une bonne affaire.
Les affirmations du système de contrôle mental des géants de la tech laissent à penser que cette
pratique est une arnaque. Par exemple, avec le recours aux traits de personnalité des « cinq grands »
comme principal moyen dinfluencer les gens, même si cette théorie des cinq grands nest étayée
par aucune étude à grande échelle évaluée par des pairs, et quelle est surtout lapanage des
baratineurs en marketing et des psychologues pop.
Le matériel promotionnel des géants de la tech prétend aussi que leurs algorithmes peuvent
effectuer avec précision une « analyse des sentiments » ou détecter lhumeur des gens à partir de
leurs « micro-expressions », mais il sagit là daffirmations marketing et non scientifiques. Ces
méthodes nont pas été testées par des scientifiques indépendants, et lorsquelles lont été, elles se
sont révélées très insuffisantes. Les micro-expressions sont particulièrement suspectes car il a été
démontré que les entreprises spécialisées dans la formation de personnes pour les détecter sont
moins performantes que si on laissait faire le hasard.
Les géants de la tech ont été si efficaces pour commercialiser leurs soi-disant super-pouvoirs quil
est facile de croire quelles peuvent commercialiser tout le reste avec la même habileté, mais cest
une erreur de croire au baratin du marketing. Aucune déclaration dune entreprise sur la qualité de
ses produits nest évidemment impartiale. Le fait que nous nous méfions de tout ce que disent les
géants de la tech sur le traitement des données, le respect des lois sur la protection de la vie privée,
etc. est tout à fait légitime, car pourquoi goberions-nous la littérature marketing comme sil
sagissait dune vérité dévangile ? Les géants de la tech mentent sur à peu près tout, y compris sur
le fonctionnement de leurs systèmes de persuasion alimentés par lapprentissage automatique.
Ce scepticisme devrait imprégner toutes nos évaluations des géants de la tech et de leurs capacités
supposées, y compris à la lecture attentive de leurs brevets. Zuboff confère à ces brevets une
importance énorme, en soulignant que Google a revendiqué de nouvelles capacités de persuasion
dans ses dépôts de brevets. Ces affirmations sont doublement suspectes : dabord parce quelles
sont très intéressées, et ensuite parce que le brevet lui-même est notoirement une invitation à
lexagération.
Les demandes de brevet prennent la forme dune série de revendications et vont des plus étendues
aux plus étroites. Un brevet typique commence par affirmer que ses auteurs ont inventé une
méthode ou un système permettant de faire absolument tout ce quil est possible dimaginer avec un
outil ou un dispositif. Ensuite, il réduit cette revendication par étapes successives jusquà ce que
nous arrivions à l« invention » réelle qui est le véritable objet du brevet. Lespoir est que la
personne qui passe en revue les demandes de brevets qui est presque certainement surchargée de
travail et sous-informée ne verra pas que certaines (ou toutes) ces revendications sont ridicules, ou
du moins suspectes, et quelle accordera des prétentions plus larges du brevet. Les brevets portant
sur des choses non brevetables sont tout de même très utiles, car ils peuvent être utilisés contre des
concurrents qui pourraient accorder une licence sur ce brevet ou se tenir à lécart de ses
revendications, plutôt que de subir le long et coûteux processus de contestation.
De plus, les brevets logiciels sont couramment accordés même si le déposant na aucune preuve
quil peut faire ce que le brevet prétend. Cest-à-dire que vous pouvez breveter une « invention »
que vous navez pas réellement faite et que vous ne savez pas comment faire.
Avec ces considérations en tête, il devient évident que le fait quun Géant de la tech ait breveté ce
quil qualifie de rayon efficace de contrôle mental ne permet nullement de savoir si cette entreprise
peut effectivement contrôler nos esprits.
Les géants de la tech collectent nos données pour de nombreuses raisons, y compris la diminution
du rendement des stocks de données existants. Mais de nombreuses entreprises technologiques
collectent également des données en raison dune croyance exceptionnaliste erronée aux effets de
réseau des données. Les effets de réseau se produisent lorsque chaque nouvel utilisateur dun
système augmente sa valeur. Lexemple classique est celui des télécopieurs [des fax NdT] : un seul
télécopieur ne sert à rien, deux télécopieurs sont dune utilité limitée, mais chaque nouveau
télécopieur mis en service après le premier double le nombre de liaisons possibles de télécopie à
télécopie.
Les données exploitées pour les systèmes prédictifs ne produisent pas nécessairement ces bénéfices.
Pensez à Netflix : la valeur prédictive des données extraites dun million dutilisateurs anglophones
de Netflix nest guère améliorée par lajout des données de visualisation dun utilisateur
supplémentaire. La plupart des données que Netflix acquiert après ce premier échantillon minimum
viable font double emploi avec des données existantes et ne produisent que des gains minimes. En
attendant, le recyclage des modèles avec de nouvelles données devient plus cher à mesure que le
nombre de points de données augmente, et les tâches manuelles comme létiquetage et la validation
des données ne deviennent pas moins chères lorsquon augmente lordre de grandeur.
Les entreprises font tout le temps la course aux modes au détriment de leurs propres profits, surtout
lorsque ces entreprises et leurs investisseurs ne sont pas motivés par la perspective de devenir
rentables mais plutôt par celle dêtre rachetés par un Géant de la tech ou dêtre introduits en Bourse.
Pour ces entreprises, cocher des cases à la mode comme « collecte autant de données que possible »
pourrait permettre dobtenir un meilleur retour sur investissement que « collecte une quantité de
données adaptée à lentreprise ».
Cest un autre dommage causé par lexceptionnalisme technologique : la croyance selon laquelle
davantage de données produit toujours plus de profits sous la forme de plus dinformations qui
peuvent être traduites en de meilleurs rayons de contrôle mental. Cela pousse les entreprises à
collecter et à conserver des données de manière excessive, au-delà de toute rationalité. Et comme
les entreprises se comportent de manière irrationnelle, bon nombre dentre elles vont faire faillite et
devenir des navires fantômes dont les cales sont remplies de données qui peuvent nuire aux gens de
multiples façons, mais dont personne nest plus responsable. Même si les entreprises ne font pas
faillite, les données quelles collectent sont maintenues en-deça de la sécurité minimale viable
juste assez de sécurité pour maintenir la viabilité de lentreprise en attendant dêtre rachetées par un
Géant de la tech, un montant calculé pour ne pas dépenser un centime de trop pour la protection des
données.
Comment les monopoles, et non le contrôle de la pensée,
conduisent à la surveillance capitaliste : le cas de Snapchat
Pendant la première décennie de son existence, Facebook est entré en concurrence avec les réseaux
sociaux de lépoque (Myspace, Orkut, etc) en se présentant comme lalternative respectant de la vie
privée. De fait, Facebook a justifié son jardin clos, qui permet aux utilisateurs dy amener des
données du Web, mais empêche les services tels que Google Search dindexer et de mémoriser les
pages Facebook, en tant que mesure de respect de la vie privée qui protège les utilisateurs des
heureux gagnants de la bataille des réseaux sociaux comme Myspace.
En dépit des fréquentes promesses disant quil ne collecterait ou nanalyserait jamais les données de
ses utilisateurs, Facebook a lancé à intervalles réguliers des initiatives exactement dans ce but,
comme le sinistre Beacon tool, qui vous espionne lorsque vous surfez sur le Web puis ajoute vos
activités sur le web à votre timeline publique, permettant à vos amis de surveiller vos habitudes de
navigation. Beacon a suscité une révolte des utilisateurs. À chaque fois, Facebook a renoncé à ses
actions de surveillance, mais jamais complètement ; inévitablement, le nouveau Facebook vous
surveillera plus que lancien Facebook, mais moins que le Facebook intermédiaire qui suit le
lancement dun nouveau produit ou service.
Le rythme auquel Facebook a augmenté ses efforts de surveillance semble lié au climat compétitif
autour de Facebook. Plus Facebook avait de concurrents, mieux il se comportait. À chaque fois
quun concurrent majeur sest effondré, le comportement de Facebook sest notablement dégradé.
Dans le même temps, Facebook a racheté un nombre prodigieux dentreprises, y compris une
société du nom de Onavo. À lorigine, Onavo a créé une application mobile pour suivre lévolution
de la batterie. Mais les permissions que demandaient Onavo étaient telles que lappli était capable
de recueillir de façon très précise lintégralité de ce que les utilisateurs font avec leurs téléphones, y
compris quelles applis ils utilisent et comment.
Avec lexemple dOnavo, Facebook a découvert quil était en train de perdre des parts de marché au
profit de Snapchat, une appli qui, comme Facebook une décennie plus tôt, se vend comme
lalternative qui respecte la vie privée par rapport au statu quo. À travers Onavo, Facebook a pu
extraire des données des appareils des utilisateurs de Snapchat, que ce soient des utilisateurs actuels
ou passés. Cela a poussé Facebook à racheter Instagram, dont certaines fonctionnalités sont
concurrentes de Snapchat, et a permis à Facebook dajuster les fonctionnalités dInstagram ainsi que
son discours marketing dans le but déroder les gains de Snapchat et sassurer que Facebook
naurait pas à faire face aux pressions de la concurrence comme celles subies par le passé par
Myspace et Orkut.
La manière dont Facebook a écrasé Snapchat révèle le lien entre le monopole et le capitalisme de
surveillance. Facebook a combiné la surveillance avec une application laxiste des lois antitrust pour
repérer de loin la menace de la concurrence par Snapchat et pour prendre des mesures décisives à
son encontre. Le capitalisme de surveillance de Facebook lui a permis déviter la pression de la
concurrence avec des tactiques anti-compétitives. Les utilisateurs de Facebook veulent toujours de
la confidentialité, Facebook na pas utilisé la surveillance pour les convaincre du contraire, mais ils
ne peuvent pas lobtenir car la surveillance de Facebook lui permet de détruire tout espoir
démergence dun rival qui lui fait concurrence sur les fonctionnalités de confidentialité.
Un monopole sur vos amis
Un mouvement de décentralisation a essayé déroder la domination de Facebook et autres
entreprises des géants de la tech en proposant des alternatives sur le Web indépendant (indieweb) :
Mastodon en alternative à Twitter, Diaspora en alternative à Facebook, etc, mais ces efforts ont
échoué à décoller.
Fondamentalement, chacun de ces services est paralysé par le même problème : tout utilisateur
potentiel dune alternative de Facebook ou Twitter doit convaincre tous ses amis de le suivre sur
une alternative décentralisée pour pouvoir continuer à avoir les bénéfices dun média social. Pour
beaucoup dentre nous, la seule raison pour laquelle nous avons un compte Facebook est parce que
nos amis ont des comptes Facebook, et la raison pour laquelle ils ont des comptes Facebook est que
nous avons des comptes Facebook.
Tout cela a contribué à faire de Facebook, et autres plateformes dominantes, des « zones de tir à
vue » dans lesquelles aucun investisseur ne financera un nouveau venu.
Et pourtant, tous les géants daujourdhui sont apparus malgré lavantage bien ancré des entreprises
qui existaient avant eux. Pour comprendre comment cela a été possible, il nous faut comprendre
linteropérabilité et linteropérabilité antagoniste.
Le gros problème de nos espèces est la coordination.
L« interopérabilité » est la capacité quont deux technologies à fonctionner lune avec lautre :
nimporte qui peut fabriquer un disque qui jouera sur tous les lecteurs de disques, nimporte qui
peut fabriquer un filtre que vous pourrez installer sur la ventilation de votre cuisinière, nimporte
qui peut fabriquer lessence pour votre voiture, nimporte qui peut fabriquer un chargeur USB pour
téléphone qui fonctionnera dans votre allume-cigare, nimporte qui peut fabriquer une ampoule qui
marchera dans le culot de votre lampe, nimporte qui peut fabriquer un pain qui grillera dans votre
grille-pain.
Linteropérabilité est souvent une source dinnovation au bénéfice du consommateur : Apple a
fabriqué le premier ordinateur personnel viable commercialement, mais des millions de vendeurs de
logiciels indépendants ont fait des programmes interopérables qui fonctionnaient sur lApple II
Plus. La simple antenne pour les entrées analogiques à larrière des téléviseurs a dabord permis aux
opérateurs de câbles de se connecter directement aux télévisions, puis ont permis aux entreprises de
consoles de jeux et ensuite aux ordinateurs personnels dutiliser une télévision standard comme
écran. Les prises téléphoniques RJ11 standardisées ont permis la production de téléphones par
divers vendeurs avec divers formes, depuis le téléphone en forme de ballon de foot reçu en cadeau
dabonnement de Sports Illustrated, aux téléphones daffaires avec haut-parleurs, mise en attente, et
autres, jusquaux répondeurs et enfin les modems, ouvrant la voie à la révolution dInternet.
On utilise souvent indifféremment « interopérabilité » et « standardisation », qui est le processus
pendant lequel les fabricants et autres concernés négocient une liste de règles pour limplémentation
dune technologie, comme les prises électriques de vos murs, le bus de données CAN utilisé par le
système de votre voiture, ou les instructions HTML que votre navigateur internet interprète.
Mais linteropérabilité ne nécessite pas la standardisation, en effet la standardisation émerge
souvent du chaos de mesures dinteropérabilité ad hoc. Linventeur du chargeur USB dans lallumecigare na pas eu besoin davoir la permission des fabricants de voitures ou même des fabricants des
pièces du tableau de bord. Les fabricants automobiles nont pas mis en place des contre-mesures
pour empêcher lutilisation de ces accessoires daprès-vente par leurs consommateurs, mais ils
nont pas non plus fait en sorte de faciliter la vie des fabricants de chargeurs. Il sagit dune forme
d« interopérabilité neutre ».
Au-delà de linteropérabilité neutre, il existe l« interopérabilité antagoniste ». Cest quand un
fabricant crée un produit qui interagit avec le produit dun autre fabricant en dépit des objections du
deuxième fabricant, et cela même si ça nécessite de contourner un système de sécurité conçu pour
empêcher linteropérabilité.
Le type dinteropérabilité antagoniste le plus usuel est sans doute les cartouches dencre
dimprimantes par des fournisseurs tiers. Les fabricants dimprimantes affirment quils vendent les
imprimantes en dessous de leur coût et que leur seul moyen de récupérer les pertes est de se
constituer une marge élevée sur les encres. Pour empêcher les propriétaires dimprimantes dacheter
leurs cartouches ailleurs, les entreprises dimprimantes appliquent une série de systèmes de sécurité
anti-consommateurs qui détectent et rejettent les cartouches re-remplies ou par des tiers.
Les propriétaires dimprimantes quant à eux défendent le point de vue que HP et Epson et Brother
ne sont pas des œuvres caritatives et que les consommateurs de leurs produits nont aucune
obligation à les aider à survivre, et donc que si ces entreprises choisissent de vendre leurs produits à
perte, il sagit de leur choix stupide et à eux dassumer les conséquences. De même, les
compétiteurs qui fabriquent des cartouches ou les re-remplissent font remarquer quils ne doivent
rien aux entreprises dimprimantes, et que le fait quils érodent les marges de ces entreprises est le
problème de celles-ci et non celui de leurs compétiteurs. Après tout, les entreprises dimprimantes
nont aucun scrupule à pousser un re-remplisseur à fermer boutique, donc pourquoi est-ce que les
re-remplisseurs devraient se soucier de la bonne santé économique des entreprises dimprimantes ?
Linteropérabilité antagoniste a joué un rôle hors normes dans lhistoire de lindustrie tech : depuis
la création du « alt.* » dans larchitecture de Usenet (qui a commencé à lencontre des souhaits des
responsables de Usenet et qui sest développé au point dêtre plus important que tout le Usenet
combiné) à la guerre des navigateurs (lorsque Netscape et Microsoft ont dépensé dénormes
ressources en ingénierie pour faire en sorte que leur navigateur soit incompatible avec les
fonctionnalités spéciales et autres peccadilles de lautre) à Facebook (dont le succès a entre autres
été dû au fait quil a aidé ses nouveaux utilisateurs en leur permettant de rester en contact avec les
amis quils ont laissés sur Myspace parce que Facebook leur a fourni un outil pour semparer des
messages en attente sur Myspace et les importer sur Facebook, créant en pratique un lecteur
Myspace basé sur Facebook).
Aujourdhui, la validation par le nombre est considérée comme un avantage inattaquable. Facebook
est là où tous vos amis sont, donc personne ne peut fonder un concurrent à Facebook. Mais la
compatibilité antagoniste retourne lavantage concurrentiel : si vous êtes autorisés à concurrencer
Facebook en proposant un outil qui importe les messages en attente sur Facebook de tous vos
utilisateurs dans un environnement qui est compétitif sur des terrains que Facebook ne pourra
jamais atteindre, comme lélimination de la surveillance et des pubs, alors Facebook serait en
désavantage majeur. Vous aurez rassemblé tous les potentiels ex-utilisateurs de Facebook sur un
unique service facile à trouver. Vous les auriez éduqués sur la façon dont un service Facebook-like
fonctionne et quels sont ses potentiels avantages, et vous aurez fourni un moyen simple aux
utilisateurs mécontents de Facebook pour dire à leurs amis où ils peuvent trouver un meilleur
traitement.
Linteropérabilité antagoniste a été la norme pendant un temps et une contribution clef à une scène
tech dynamique et vibrante, mais à présent elle est coincée derrière une épaisse forêt de lois et
règlements qui ajoutent un risque légal aux tactiques éprouvées de linteropérabilité antagoniste.
Ces nouvelles règles et les nouvelles interprétations des règles existantes signifient quun potentiel
« interopérateur » antagoniste aura besoin déchapper aux réclamations de droits dauteurs,
conditions de service, secret commercial, ingérence et brevets.
En labsence dun marché concurrentiel, les faiseurs de lois ont délégué des tâches lourdes et
gouvernementales aux sociétés de Big Tech, telles que le filtrage automatique des contributions des
utilisateurs pour la violation des droits dauteur ou pour des contenus terroristes et extrémistes ou
pour détecter et empêcher le harcèlement en temps réel ou encore pour contrôler laccès au contenu
sexuel.
Ces mesures ont fixé une taille minimale à partir de laquelle on peut faire du Big Tech, car seules
les très grandes entreprises peuvent se permettre les filtres humains et automatiques nécessaires
pour se charger de ces tâches.
Mais ce nest pas la seule raison pour laquelle rendre les plateformes responsables du maintien de
lordre parmi leurs utilisateurs mine la compétition. Une plateforme qui est chargée de contrôler le
comportement de ses utilisateurs doit empêcher de nombreuses techniques vitales à
linteropérabilité antagoniste de peur quelles ne contreviennent à ses mesures de contrôle. Par
exemple si quelquun utilisant un remplaçant de Twitter tel que Mastodon est capable de poster des
messages sur Twitter et de lire des messages hors de Twitter, il pourrait éviter les systèmes
automatiques qui détectent et empêchent le harcèlement (tels que les systèmes qui utilisent le timing
des messages ou des règles basées sur les IP pour estimer si quelquun est un harceleur).
Au point que nous sommes prêts à laisser les géants de la tech sautocontrôler, plutôt que de faire en
sorte que leur industrie soit suffisamment limitée pour que les utilisateurs puissent quitter les
mauvaises plateformes pour des meilleures et suffisamment petites pour quune réglementation qui
ferait fermer une plateforme ne détruirait pas laccès aux communautés et données de milliards
dutilisateurs, nous avons fait en sorte que les géants de la tech soient en mesure de bloquer leurs
concurrents et quil leur soit plus facile de demander un encadrement légal des outils pour bannir et
punir les tentatives à linteropérabilité antagoniste.
En définitive, nous pouvons essayer de réparer les géants de la tech en les rendant responsables
pour les actes malfaisants de ses utilisateurs, ou bien nous pouvons essayer de réparer Internet en
réduisant la taille de géants. Mais nous ne pouvons pas faire les deux. Pour pouvoir remplacer les
produits des géants daujourdhui, nous avons besoin déclaircir la forêt légale qui empêche
linteropérabilité antagoniste de façon à ce que les produits de demain, agiles, personnels, de petite
échelle, puissent se fédérer sur les géants tels que Facebook, permettant aux utilisateurs qui sont
partis à continuer à communiquer avec les utilisateurs qui ne sont pas encore partis, envoyant des
vignes au-dessus du mur du jardin de Facebook afin que les utilisateurs piégés de Facebook
puissent sen servir afin de grimper aux murs et de senfuir, accédant au Web ouvert et global.
Les Fake news comme crise épistémologique
La Tech nest pas la seule industrie qui ait subi une concentration massive depuis lère Reagan.
Quasiment toutes les grandes industries, depuis le pétrole jusquà la presse, en passant par
lemballage, le fret maritime, les lunettes, mais aussi la pornographie en ligne, sont devenues des
oligarchies sélectives dominées seulement par une poignée de participants.
Dans le même temps, chaque industrie est devenue, en quelque sorte, une industrie technologique,
puisque, dune part, les ordinateurs polyvalents et les principaux réseaux et dautre part la promesse
defficacité à travers de lanalyse des données injectent de la technologie dans chaque appareil,
chaque processus et chaque entreprise.
Ce phénomène de concentration industrielle fait partie dune situation plus large de concentration
des richesses en général, étant donné quun nombre toujours plus réduit de personnes possède une
part croissante de notre monde. Cette concentration des richesses et des industries signifie que nos
choix politiques sont de plus en plus tributaires des intérêts des personnes et des entreprises qui
possèdent toutes ces richesses.
Cela signifie que lorsquun régulateur pose une question à laquelle la réponse est empirique (par
exemple : « Les hommes sont-ils responsables du changement climatique ? » ou bien « Devonsnous laisser les entreprises sadonner à la surveillance commerciale de masse ? » ou encore « La
société tire-t-elle des avantages de lautorisation de violations de la neutralité des réseaux ? »), la
réponse qui en découle sera exacte uniquement si elle est conforme à celle proposée par les riches et
les industries qui les rendent si riches.
Les riches ont toujours joué un rôle démesuré en politique, dautant plus depuis la décision depuis
larrêt Citizens United de la Cour suprême qui supprime des moyens décisifs de contrôle des
dépenses électorales. Creuser les inégalités et concentrer les richesses signifie que les plus riches
sont maintenant beaucoup plus riches et peuvent se permettre de dépenser beaucoup plus dargent
pour des projets politiques quauparavant. Pensez aux frères Koch, à George Soros ou à Bill Gates.
Mais les distorsions politiques des riches sont négligeables en comparaison des distorsions
politiques dont les secteurs industriels centralisés sont capables. Les entreprises de ces secteurs
industriels hautement centralisées sont beaucoup plus rentables que les entreprises de secteurs
concurrentielles : pas de concurrence veut dire pas besoin de casser les prix ou daméliorer la
qualité pour gagner des clients, ce qui leur permet de dépenser leurs excédents de capitaux en
lobbying.
Il est aussi plus facile pour les industries centralisées de collaborer sur des objectifs stratégiques
plutôt que dentrer en concurrence directe. Lorsque tous les cadres exécutifs de votre industrie
peuvent se réunir autour dune seule table, ils le font. Et souvent, lorsquils le font, ils peuvent
saccorder sur un consensus autour des régulations.
Grimper les échelons dans une industrie centralisée veut généralement dire travailler pour deux ou
trois grandes entreprises. Quand il ny a quun nombre relativement réduit dentreprises dans un
secteur, chaque entreprise a ses échelons exécutifs sclérosés, qui ne laissent aux cadres ambitieux
que très peu de possibilités de promotion, à moins dêtre recrutés par un concurrent. Il est probable
que le gratin des cadres exécutifs dun secteur centralisé ont tous été collègues à un moment, quils
ont évolué dans les mêmes cercles sociaux, quils se sont rencontrés via leurs relations sociales ou,
par exemple, en étant administrateur des biens des autres. Ces relations étroites favorisent une
attitude collégiale plutôt que concurrentielle.
Les industries hautement concentrées sont également des casse-têtes à réglementer. Dans une
industrie dominée par seulement quatre ou cinq sociétés, les seules personnes susceptibles de
vraiment en comprendre les pratiques sont les anciens cadres exécutifs de ce secteur. Cela signifie
que les hauts dirigeants des services de régulation sont souvent les anciens cadres des entreprises
quils sont censés réguler. Cette rotation de la gouvernance est souvent tacitement considérée
comme une forme dabsence autorisée, et les anciens employeurs accueillent alors à nouveau
volontiers dans leurs rangs leurs anciens chiens de garde lorsque leur mandat se termine.
Tout ça pour dire que les liens sociaux étroits, le petit nombre dentreprises et la mainmise sur les
systèmes de réglementation donnent aux entreprises qui composent ces secteurs centralisés le
pouvoir de contrôler beaucoup sinon toutes les régulations qui les limitent.
Et cest de plus en plus visible. Que ce soient des prêteurs sur gages qui gagnent le droit de
pratiquer des prêts agressifs, Apple qui gagne le droit de décider qui peut réparer votre téléphone,
Google et Facebook qui gagnent le droit daccéder à vos données personnelles sans aucune
conséquence significative, les victoires des entreprises pétrolières, limpunité des fabricants
dopioïdes, les subventions fiscales massives pour des entreprises dominantes incroyablement
rentables, il est de plus en plus évident quun grand nombre de nos procédures officielles, basées sur
des faits et à la recherche de la vérité, sont, en réalité des ventes aux enchères au plus offrant.
Il est vraiment impossible de surestimer lampleur de cette perspective terrifiante. Nous vivons dans
une société incroyablement high-tech et aucun de nous ne pourrait acquérir lexpertise nécessaire
pour évaluer chacune des propositions technologiques qui nous séparent de notre horrible
disparition finale. Vous pourriez passer une vie entière à acquérir les compétences numériques pour
distinguer les publications scientifiques fiables des faux-semblants financés par la corruption, tout
comme acquérir les connaissances en microbiologie et épidémiologie pour savoir si les déclarations
sur la sûreté des vaccins sont recevables. Mais vous seriez toujours incompétent⋅e pour savoir si le
câblage électrique de votre maison pourrait vous électrocuter, ou si le logiciel qui pilote les freins de
votre voiture ne risque pas de les lâcher sans prévenir, ou encore si lhygiène de votre boucher est
suffisante pour vous éviter de mourir à la fin de votre repas.
Dans un monde aussi complexe que celui-là, nous devons nous en référer aux autorités, et nous
nous assurons quils restent honnêtes en leur faisant rendre des comptes et se soumettre à des règles
pour éviter les conflits dintérêts. Nous ne pouvons pas acquérir lexpertise pour émettre un
jugement sur les demandes contradictoires concernant la meilleure façon de rendre le monde sûr et
prospère, mais nous pourrions déterminer si le processus dévaluation lui-même est fiable.
Pour le moment, ce nest pas du tout le cas.
Durant ces quarante dernières années, laccroissement des inégalités et de la concentration des
industries, conjugué à la diminution de la responsabilité et au manque de transparence des
organismes experts, ont renforcé le sentiment dune catastrophe imminente, ce sentiment quil
existe de grandes conspirations à lœuvre qui opèrent avec une approbation officielle tacite, malgré
la probabilité quelles travaillent à leur propre survie sur les ruines de notre monde.
Par exemple, cela fait des décennies que les scientifiques dExxon eux-mêmes ont conclu que leur
production rendrait la Terre inhabitable par les humains. Et ces décennies sont désormais bel et bien
perdues pour nous, en grande partie à cause du lobbying dExxon auprès des gouvernements et de
linstillation de doutes sur la dangerosité de sa production, et ce avec lappui de beaucoup dagents
de lÉtat. Lorsque votre survie et celle de votre entourage sont menacées par des conspirations, il
nest pas anormal de commencer à sinterroger sur les choses que vous pensez connaître pour tenter
de savoir si elles sont, elles aussi, le résultat dune autre conspiration.
Leffondrement de la crédibilité de nos systèmes face aux vérités révélées nous a laissé dans un état
de chaos épistémologique. Avant, la plupart dentre nous pensaient que le système fonctionnait et
que nos régulations reflétaient le meilleur des vérités empiriques de notre monde, car elles étaient
mieux comprises. Désormais, nous devons trouver nos propres experts pour nous aider à trier le vrai
du faux.
Si vous êtes comme moi, vous devez probablement croire que les vaccins sont sûrs, mais (comme
moi) vous ne pouvez pas expliquer la microbiologie ou les statistiques. Peu dentre nous possèdent
les capacités en mathématiques suffisantes pour pouvoir lire les documents sur la sûreté des vaccins
et décrire en quoi leurs statistiques sont valides. De même, peu dentre nous peuvent examiner la
documentation sur la sûreté des opioïdes (désormais discréditée) et expliquer en quoi ces
statistiques étaient manipulées. Les vaccins comme les opioïdes ont été acceptés par le corps
médical, après tout, et pourtant les uns sont sûrs tandis que les autres pourraient détruire votre vie. Il
ne vous reste quune myriade de règles au doigt mouillé pour lesquelles vous devez faire confiance
aux experts pour vérifier des affirmations controversées et expliquer ensuite en quoi tous ces
respectables médecins et leurs recherches évaluées par des pairs sur les opioïdes étaient une
aberration, et comment vous savez que la littérature médicale sur la sécurité des vaccins nest pas,
elle aussi, une aberration.
Je suis certain à 100 % que la vaccination est sûre et efficace, mais jai aussi un peu de mal à
comprendre exactement, précisément, pourquoi jy crois, étant donné toute la corruption dont jai
connaissance et les nombreuses fois où on découvre sous le sceau de la vérité un mensonge éhonté
pour enrichir toujours plus les ultra-riches.
Les fake news, que ce soit une théorie du complot, une idéologie raciste ou un négationnisme
scientifique, ont toujours ont toujours existé. Ce qui est nouveau aujourdhui, ce nest pas le
mélange des idées dans le discours public mais la popularité des pires idées dans de ce mélange. La
conspiration et le déni ont explosé au même rythme que les inégalités les plus criantes, qui ont ellesmêmes suivi le même chemin que les Géants de la tech, les Géants de lindustrie pharmaceutique,
les Géants du catch et les Géants de lautomobile et les Géants du cinéma et les Géants de tout le
reste.
Personne ne peut dire avec certitude comment on en est arrivé là, mais les deux camps principaux
sont lidéalisme (la conviction que les personnes qui défendent ces conspirations se sont améliorés à
les expliquer, peut-être avec laide doutils dapprentissage machine) et le matérialisme (les idées
sont devenues plus séduisantes en raison des conditions matérielles du monde).
Je suis matérialiste. Jai été exposé aux arguments des théories conspirationnistes toute ma vie, et je
nai jamais constaté damélioration soudaine de la qualité de ces arguments.
La principale différence réside bien dans le monde, et non dans les arguments. À une époque où les
vraies conspirations sont banales, les théories conspirationnistes deviennent de plus en plus
vraisemblables.
Nous avons toujours eu des désaccords sur ce qui est vrai, mais aujourdhui nous avons des
désaccords sur la manière dont nous savons si quelque chose est vrai. Cest une crise
épistémologique, pas une crise de la croyance. Une crise de la crédibilité de nos exercices de
recherche de la vérité, depuis les revues scientifiques (à une époque où les principaux éditeurs ont
été pris la main dans le sac en train de publier des revues darticles payantes avec de la science de
pacotille) jusquaux instances régulatrices (à une époque où les régulateurs ont pris lhabitude de
faire des allers-retours dans le monde des affaires) en passant par léducation (à une époque où les
universités dépendent de mécénats dentreprises pour garder la tête hors de leau).
Le ciblage le capitalisme de surveillance permet de trouver plus facilement des personnes qui
subissent cette crise épistémologique, mais ce nest pas lui qui crée la crise en elle-même. Pour cela,
il faut regarder du côté de la corruption.
Et, heureuse coïncidence, cest la corruption qui permet au capitalisme de surveillance de se
développer en démantelant les protections contre les monopoles, en permettant la collecte et la
conservation des données personnelles, en autorisant les publicités à être ciblées sans consentement,
et en empêchant daller ailleurs pour continuer à profiter de vos amis sans vous soumettre à la
surveillance commerciale.
La tech, cest différent
Je refuse les deux variantes de lexceptionnalisme technologique : dune part lidée que la
technologie puisse être uniquement exécrable et dirigée par des personnes plus avides ou plus
horribles que les dirigeants dautres secteurs industriels et, dautre part, lidée que la technologie est
tellement bénéfique, ou quelle est si intrinsèquement destinée à la concentration, que personne ne
peut lui reprocher son statut monopolistique actuel.
Je pense que la technologie nest quune industrie comme les autres, même si elle a grandi sans
véritables contraintes de monopole. Elle a peut-être été la première, mais ce nest pas la pire et ce ne
sera pas la dernière.
Mais il y a un cas de figure où je suis en faveur de lexception technologique. Je pense que les outils
en ligne sont la clé pour surmonter des problèmes bien plus urgents que le monopole de la
technologie : le changement climatique, les inégalités, la misogynie et les discriminations fondées
sur la race, le genre et dautres critères. Internet nous permet de recruter des personnes pour mener
ces combats et coordonner leurs efforts. La technologie ne remplace pas la responsabilité
démocratique, ni lÉtat de droit, ni léquité, ni la stabilité, mais elle est un moyen datteindre ces
objectifs.
Notre espèce a un vrai problème avec la coordination. Tout, du changement climatique au
changement social en passant par la gestion dune entreprise et le fonctionnement dune famille,
peut être considéré comme un problème daction collective.
Grâce à Internet, il est plus facile que jamais de trouver des personnes qui veulent collaborer à un
projet avec vous (doù le succès des logiciels libres et open source, du financement participatif, des
groupes racistes terroristes…) et jamais il na été aussi facile de coordonner le travail que vous
faites.
Internet et les ordinateurs que nous y connectons possèdent aussi une qualité exceptionnelle : la
polyvalence de leur usage. Internet est conçu pour permettre à deux interlocuteurs séchanger des
données, en utilisant nimporte quel protocole, sans lautorisation dune personne tierce. La seule
contrainte de conception que nous ayons pour produire des ordinateurs, cest quils doivent être
polyvalents. Un ordinateur complet au sens de Turing peut exécuter tous les programmes que nous
pouvons exprimer dans une logique symbolique.
Cela signifie que chaque fois quune personne avec un besoin particulier de communication investit
dans des infrastructures et des moyens techniques pour rendre Internet plus rapide, moins cher et
plus robuste, cela bénéficie à tous celles et ceux qui utilisent Internet pour communiquer. Cela
signifie également que chaque fois quune personne qui a des besoins informatiques particuliers
investit pour rendre les ordinateurs plus rapides, moins chers et plus robustes, toutes les autres
applications informatiques sont des bénéficiaires potentielles de ce travail.
Pour toutes ces raisons, tous les types de communication sont progressivement absorbés par
Internet, et toutes les catégories dappareils, des avions aux stimulateurs cardiaques, finissent par
devenir un ordinateur dans un joli boîtier fantaisie.
Bien que ces considérations nempêchent pas de réglementer les réseaux et les ordinateurs, elles
constituent un appel à la rigueur et à la prudence, car les changements apportés aux cadres
réglementaires pourraient avoir des conséquences imprévues dans de très nombreux domaines.
La conséquence de tout cela, cest que notre meilleure chance de résoudre nos énormes problèmes
de coordination le changement climatique, les inégalités, etc. réside dans une technologie
éthique, libre et ouverte. Et notre meilleure chance de maintenir des technologies libres, ouvertes et
éthiques cest de nous montrer prudents dans la manière de réglementer la technologie et de prêter
une attention particulière à la façon dont les interventions pour résoudre un problème peuvent créer
de nouveaux problèmes dans dautres domaines.
La propriété des faits
Les Géants de la tech ont une drôle de relation avec linformation. Lorsque vous générez des
informations, quil sagisse de données de localisation diffusées en continu par votre appareil
mobile ou des messages privés que vous envoyez à vos amis sur un réseau social, ils revendiquent
le droit dutiliser ces données de manière illimitée.
Mais lorsque vous avez laudace dinverser les rôles, en utilisant un outil bloqueur de publicités ou
qui récupère vos mises à jour en attente sur un réseau social et les installe dans une autre application
qui vous laisse déterminer vos propres priorités et suggestions, ou qui analyse leur système pour
vous permettre de créer une entreprise concurrente, alors là, ils prétendent que vous les volez.
En réalité, linformation ne convient à aucun type de régime de propriété privée. Les droits de
propriété permettent de créer des marchés qui peuvent conduire au développement dactifs non
exploités. Ces marchés dépendent dintitulés clairs pour garantir que les choses qui y sont achetées
et vendues peuvent réellement être achetées et vendues.
Les informations ont rarement un intitulé aussi clair. Prenez les numéros de téléphone : de toute
évidence, il nest pas normal que Facebook récupère les carnets dadresses de millions dutilisateurs
et utilise ces numéros de téléphone pour créer des graphes sociaux et renseigner les informations
manquantes sur les autres utilisateurs.
Mais les numéros de téléphone que Facebook acquiert sans consentement dans le cadre de cette
transaction ne sont pas la « propriété » des utilisateurs auxquels ils sont soustraits, ni celle des
personnes dont le téléphone sonne lorsque vous les composez. Ces numéros sont de simples
nombres entiers, composés de 10 chiffres aux États-Unis et au Canada, et on les trouve dans des
milliards dendroits, y compris quelque part dans le nombre Pi, ainsi que dans de nombreux autres
contextes. Accorder aux gens des titres de propriété sur des nombres entiers est vraiment une très
mauvaise idée.
Il en va de même pour les données que Facebook et dautres acteurs de la surveillance publicitaire
acquièrent à notre sujet, comme le fait que nous sommes les enfants de nos parents ou les parents de
nos enfants ou que nous avons eu une conversation avec quelquun dautre ou sommes allés dans un
lieu public. Ces éléments dinformations ne peuvent pas vous appartenir comme votre maison ou
votre chemise vous appartiennent, car leur titre de propriété est vague par nature. Votre mère est-elle
propriétaire du fait dêtre votre mère ? Et vous ? Lêtes-vous tous les deux ? Et votre père, est-il
également propriétaire de ce fait ou doit-il obtenir une licence de votre part (ou de votre mère ou de
vous deux) pour pouvoir en faire usage ? Quen est-il des centaines ou des milliers dautres
personnes qui disposent de ces données ?
Si vous allez à une manifestation Black Lives Matter, les autres manifestants ont-ils besoin de votre
autorisation pour poster leurs photos de lévénement ? Les querelles en ligne sur le moment et la
manière de publier des photos de manifestations révèlent un problème subtil et complexe, difficile à
régler dun coup de baguette magique en accordant à certains un droit de propriété que tous les
autres doivent respecter.
Le fait que linformation ne fasse pas bon ménage avec la propriété et les marchés ne signifie pas
pour autant quelle na aucune de valeur. Un bébé nest pas un bien, il nen reste pas moins quil
possède une valeur incontestable. En réalité, nous avons un ensemble de règles uniquement dédié
aux bébés, et une partie seulement de ces règles sappliquent aux humains de façon plus générale.
Celui qui affirmerait que les bébés nauront pas véritablement de valeur tant quon ne pourra pas les
acheter et les vendre comme des petits pains serait immédiatement et à juste titre condamné comme
un monstre.
Il est tentant dattraper le marteau de la propriété quand les Géants de la tech traitent vos
informations comme des clous, en particulier parce que les Géants de la tech font un tel abus des
marteaux de la propriété quand il sagit de leurs informations. Mais cest une erreur. Si nous
permettons aux marchés de nous dicter lusage de nos informations, nous allons devenir des
vendeurs sur un marché dacheteurs. Un marché qui sera monopolisé par les Géants de la tech. Ils
attribueront un si bas prix à nos données, quil en deviendra insignifiant ou, plus probablement,
quil sera fixé à un prix proche de zéro sans aucune possibilité de négociation, et ce, grâce à un
accord donné dun simple clic, sans possibilité de le modifier.
Dici là, établir des droits de propriété sur linformation créera des obstacles insurmontables au
traitement indépendant des données. Imaginez que lon exige de négocier une licence quand un
document traduit est comparé à sa version originale, ce qua fait Google et quil continue à faire des
milliards de fois pour entraîner ses outils de traduction automatique. Google peut se le permettre,
mais pas les tiers indépendants. Google peut mettre en place un service dautorisation pour négocier
des paiements uniques à des institutions comme lUE (lun des principaux dépositaires de
documents traduits). Alors que les organismes de surveillance indépendants, qui veulent vérifier que
les traductions sont bien préparées ou bien qui veulent éliminer les erreurs de traduction, auront
besoin dun service juridique doté de personnel et de millions pour payer les licences avant même
de pouvoir commencer.
Il en va de même pour les index de recherche sur le Web ou les photos des maisons des gens, qui
sont devenues controversées avec le projet Street View de Google. Quels que soient les problèmes
que pose la photographie de scènes de rue par Google, les résoudre en laissant les gens décider qui
peut photographier les façades de leurs maisons depuis une rue publique créera sûrement des
problèmes plus graves encore. Pensez à limportance de la photographie de rue pour la collecte
dinformations, y compris la collecte informelle dinformations, comme les photos dabus
dautorité, et combien il est important de pouvoir documenter lhabitat et la vie dans la rue pour
contester un droit de préemption, plaider en faveur de laide sociale, signaler les violations de la
planification et de zonage, documenter les conditions de vie discriminatoires et inégales, etc.
Sapproprier des faits est contraire à un grand nombre de progrès humains. Il est difficile dimaginer
une règle qui limite lexploitation par les Géants de la tech de notre travail collectif sans empêcher
involontairement des personnes de recueillir des données sur le cyber-harcèlement ou de compiler
des index de changements de langue, ou encore simplement denquêter sur la façon dont les
plateformes façonnent notre discours. Tout cela nécessite dexploiter des données créées par
dautres personnes et de les soumettre à lexamen et à lanalyse.
La persuasion, ça marche… mais lentement
Les plateformes peuvent exagérer leur capacité à persuader les gens, mais il est évident que la
persuasion fonctionne parfois. Quil sagisse du domaine privé utilisé par les personnes LGBTQ
pour recruter des alliés et faire reconnaître une diversité sexuelle ou du projet mené depuis des
décennies pour convaincre les gens que les marchés constituent le seul moyen efficace de résoudre
les problèmes complexes dallocation de ressources, il est clair que nos comportements sociaux
peuvent changer.
Modifier les comportements au sein de la société est un projet de longue haleine. Pendant des
années, les svengalis ont prétendu pouvoir accélérer ce processus, mais même les formes de
propagande les plus brutales ont dû se battre pour susciter des changements permanents. Joseph
Goebbels a dû soumettre les Allemands à des heures de radiodiffusion quotidiennes obligatoires
pour arrêter les opposants et les assassiner, ainsi que de sassurer dun contrôle intégral sur
léducation des enfants, tout en excluant toute littérature, émission ou film qui ne se conformaient
pas à sa vision du monde.
Cependant, après 12 ans de terreur, une fois la guerre terminée, lidéologie nazie a largement été
discréditée en Allemagne de lEst comme de lOuest, et un programme de vérité et de réconciliation
nationale a été mis en place. Le racisme et lautoritarisme nont jamais été totalement abolis en
Allemagne, mais la majorité des Allemands nétaient pas non plus définitivement convaincus par le
nazisme. La montée de lautoritarisme raciste en Allemagne aujourdhui montre que les attitudes
libérales qui ont remplacé le nazisme nétaient pas plus définitives que le nazisme lui-même.
Le racisme et lautoritarisme ont également toujours été présents chez nous, en Amérique du Nord.
Tous ceux qui se sont déjà penchés sur le genre de messages et darguments que les racistes
avancent aujourdhui auraient du mal à faire croire quils ont fait des progrès dans la façon de
présenter leurs idées. On retrouve aujourdhui dans le discours des principaux nationalistes blancs la
même pseudo-science, les mêmes recours à la peur, le même raisonnement en boucle que ceux
présentés par les racistes des années 1980, lorsque la cause de la suprématie blanche était en perte
de vitesse.
Si les racistes nont pas été plus convaincants au cours de la dernière décennie, comment se fait-il
que davantage de personnes aient été convaincues dêtre ouvertement racistes ? Il semble que la
réponse se trouve dans le monde matériel, pas dans le monde des idées. Non pas quelles soient
devenues plus convaincantes, mais les gens sont devenus de plus en plus peureux. Ils ont peur de ne
plus pouvoir faire confiance à lÉtat pour agir de façon honnête dans des domaines essentiels,
depuis la gestion de léconomie jusquà la réglementation des analgésiques ou celle du traitement
des données privées.
Les gens ont peur que le monde soit devenu un jeu de chaises musicales dans lequel les chaises sont
retirées à un rythme sans précédent. Ils ont peur que la justice soit rendue à leur détriment. Le
monopole nest pas la cause de ces craintes, mais linégalité, la misère matérielle et les mauvaises
pratiques politiques quil engendre y contribue fortement. Linégalité crée les conditions propices
aux conspirations et aux idéologies racistes violentes. Le capitalisme de surveillance permet alors
aux opportunistes de cibler les personnes qui ont peur et celles qui sont conspirationnistes.
Payer ne va pas aider à grand-chose
Comme le dit le déjà vieil adage : « si cest gratuit, cest toi le produit ».
Aujourdhui, cest un lieu commun de croire que le péché originel du capitalisme de surveillance a
été larrivée des médias gratuits financés par la publicité. Le raisonnement était le suivant : les
entreprises qui faisaient payer laccès ne pouvaient pas « concurrencer les médias gratuits » et elles
étaient donc éjectées du marché. Les concurrents soutenus par la publicité, quant à eux, ont déclaré
ouverte la saison de la chasse aux données de leurs utilisateurs dans la perspective daméliorer le
ciblage de leurs publicités, gagner plus dargent et faire appel aux stratégies les plus étonnantes
pour générer davantage de clics sur ces publicités. Si seulement nous nous mettions à payer à
nouveau, nous aurions un meilleur système dinformation, plus responsable, plus sobre et qui serait
vertueux pour la démocratie.
Mais la dégradation de la qualité des actualités a précédé de loin lavènement des informations en
ligne financées par la pub. Bien avant lère des journaux en ligne, les lois antitrust appliquées de
façon laxiste avaient ouvert la porte à des vagues sans précédent de restructuration et de dégraissage
dans les salles de rédaction. Des journaux rivaux ont fusionné, des journalistes et des vendeurs
despace publicitaire ont été virés, des espaces de bureaux ont été vendus ou loués, laissant les
entreprises criblées de dettes à cause dun système de rachat par endettement et de bénéfices
distribués aux nouveaux propriétaires. En dautres termes, ce nétait pas simplement le déclin des
petites annonces, longtemps considéré comme responsable du déclin des journaux, qui a rendu ces
entreprises de presse incapables de sadapter à Internet, cétait la monopolisation.
Pendant que les entreprises de presse débarquaient en ligne, les revenus de la publicité se sont mis à
décroître, alors même que le nombre dinternautes (et donc un lectorat en ligne potentiel)
augmentait. Cette évolution était due à la consolidation du marché des ventes de publicités, Google
et Facebook étaient devenus un duopole qui gagnait chaque année davantage dargent avec la pub,
tout en payant de moins en moins les éditeurs dont le travail apparaissait à côté des publicités. Le
monopole a créé un marché dacheteurs pour la diffusion publicitaire et Facebook et Google en
étaient les maîtres et les gardiens.
Les services payants continuent dexister aux côtés des services gratuits soucieux quils sont
dempêcher les internautes de contourner leur page de paiement ou de partager des médias payants
ils exercent le plus grand contrôle sur leurs clients. iTunes dApple et les App stores sont des
services payants, mais pour maximiser leur rentabilité, Apple doit verrouiller ses plateformes pour
que des tiers ne puissent pas créer de logiciels compatibles sans autorisation. Ces verrous
permettent à lentreprise dexercer à la fois un contrôle éditorial (qui permet de rejeter des contenus
politiques controversés) et technologique, y compris sur la possibilité de réparer le matériel quelle
fabrique. Si nous redoutons que les produits financés par la pub privent les gens de leur droit à
lautodétermination en utilisant des techniques de persuasion pour orienter leurs décisions dachat
dans une direction ou dans une autre, alors le contrôle quasi total dune seule entreprise sur la
décision de savoir qui va vous vendre le logiciel, les pièces détachées et les services pour votre
iPhone devrait sacrément nous inquiéter.
Nous ne devrions pas nous préoccuper uniquement du paiement et du contrôle : lidée que payer
améliore la situation est également fausse et dangereuse. Le faible taux de réussite de la publicité
ciblée signifie que les plateformes doivent vous inciter à « vous engager » fortement envers les
messages publicitaires pour générer suffisamment de pages vues et préserver ainsi leurs profits.
Comme indiqué plus haut, pour accroître lengagement, les plateformes comme Facebook utilisent
lapprentissage automatique afin de deviner quels messages seront les plus incendiaires et feront
tout pour les afficher sous vos yeux dès que vous vous connectez, pour vous faire réagir par la haine
et vous disputer avec les gens.
Peut-être que payer réglerait ce problème, selon ce raisonnement. Si les plateformes pouvaient être
économiquement viables même si vous arrêtiez de cliquer dessus une fois votre curiosité
intellectuelle et sociale assouvie, alors elles nauraient aucune raison de vous mettre en colère avec
leurs algorithmes pour obtenir plus de clics, nest-ce pas ?
Cet argument est peut-être valable, mais il ne tient toujours pas compte du contexte économique et
politique plus large de ces plateformes et du monde qui leur a permis de devenir si dominantes.
Les plateformes sont mondiales parce quelles sont des monopoles, et elles sont des monopoles
parce que nous avons vidé de leur substance nos règles anti-monopoles les plus importantes et les
plus fiables. Lantitrust a été neutralisé car cétait la condition nécessaire pour que le projet de
rendre les riches plus riches encore réussisse. La plupart des habitants de la planète ont une valeur
nette négative, et même la classe moyenne en recul est dans un état précaire, en manque dépargne
pour la retraite, dassurances contre les catastrophes sanitaires et de garanties contre les catastrophes
climatiques et technologiques.
Dans ce monde féroce et inégalitaire, payer naméliore pas la situation. Cela ne fait que la rendre
hors de prix pour la plupart des gens. Payer pour le produit, cest super quand vous avez les
moyens.
Si vous pensez que les bulles de filtres actuelles constituent un problème pour notre monde,
imaginez ce quelles seraient si les riches fréquentaient le marché des idées à lathénienne, où il
faudrait payer pour entrer pendant que les autres vivent dans des espaces en ligne subventionnés par
des bienfaiteurs aisés et ravis de créer des espaces de discussion dans lesquels le « règlement
intérieur » interdit de contester le système. Imaginez si les riches se retiraient de Facebook, et quau
lieu de diffuser des publicités qui rapportent de largent à ses actionnaires, Facebook devienne un
projet loufoque de milliardaire, visant aussi à sassurer que personne ne se demande jamais sil est
juste que seuls les milliardaires aient le droit de se retrouver dans les derniers recoins dinternet.
Derrière lidée de payer pour avoir accès se cache la conviction que les marchés libres permettront
de remédier au dysfonctionnement des Géants de la tech Après tout, quand les gens ont une opinion
sur la surveillance, celle-ci est souvent mauvaise, et plus la surveillance dune personne est longue
et approfondie, moins elle a tendance à plaire. Il en va de même pour le verrouillage : si lencre
Hewlett-Packard ou lApp Store Apple étaient si géniales que ça, les mesures techniques pour
empêcher les utilisateurs de choisir un produit concurrent seraient inutiles. Ces parades techniques
existent pour la simple et bonne raison que ces entreprises ne croient pas que leurs clients se
soumettraient spontanément à leurs conditions, et quelles veulent les empêcher daller voir ailleurs.
Les défenseurs des marchés louent leur capacité à agréger les connaissances diffusées par les
acheteurs et les vendeurs dans la société toute entière, par le biais dinformations sur la demande,
sur les prix, etc. Largument en faveur dun capitalisme de surveillance « voyou » voudrait que les
techniques de persuasion basées sur lapprentissage automatique faussent les décisions des
consommateurs, ce qui conduirait à des informations faussées les consommateurs nachètent pas
ce quils préfèrent, mais ce quils sont amenés à préférer. Il sensuit des pratiques monopolistiques
de verrouillage qui relèvent davantage encore dun « capitalisme voyou » et qui restreignent encore
plus la liberté de choix du consommateur.
La rentabilité de nimporte quelle entreprise est limitée par la possibilité que ses clients aillent voir
ailleurs. La surveillance et le verrouillage sont tous les deux des anti-fonctionnalités quaucun client
ne désire. Mais les monopoles peuvent se mettre les régulateurs dans la poche, écraser la
concurrence, sinsinuer dans la vie privée de leurs clients et pousser les gens à « choisir » leurs
services quils le veuillent ou non. Que cest bon dêtre odieux quand il nexiste pas dalternative.
Au final, la surveillance et le verrouillage sont simplement des stratégies commerciales que peuvent
choisir les monopoles.
Les entreprises de surveillance comme Google sont parfaitement capables de déployer des
technologies de verrouillage. Il suffit de regarder les clauses de la coûteuse licence dAndroid qui
obligent les fabricants dappareils à les intégrer dans la suite dapplications Google. Et les
entreprises de verrouillage comme Apple sont parfaitement capables de soumettre leurs utilisateurs
à la surveillance pour satisfaire Pékin et ainsi préserver un accès commercial au marché chinois. Les
monopoles sont peut-être composés de personnes éthiques et respectables, mais en tant
quinstitutions, ils ne comptent pas parmi vos amis : ils feront tout ce quils peuvent pour maximiser
leurs profits, et plus ils auront de monopole, mieux ils tireront leur épingle du jeu.
Une fenêtre de tir « écologique » pour briser les trusts
Si nous voulons briser lemprise mortelle des Géants du Web sur nos vies numériques, nous allons
devoir combattre les monopoles. Cela peut paraître banal et ringard, un truc qui vient de lère du
New Deal, alors que faire cesser lutilisation automatique des données comportementales ressemble
au scénario dun roman cyberpunk très cool.
En revanche, il semble que nous ayons oublié comment on brise des monopoles. Il existe un
consensus des deux côtés de lAtlantique pour considérer que le démantèlement des entreprises est
au mieux une histoire de fous, susceptible dembourber les juges fédéraux dans des années de
procédure judiciaire, et au pire contre-productif car il grignote les « avantages des consommateurs »
dont les économies déchelle sont colossales.
Mais les briseurs de trusts ont autrefois parcouru le pays dans tous les sens, en brandissant des livres
de droit, terrorisant les magnats du vol organisé et réduisant en pièces lillusion de lemprise toutepuissante des monopoles sur notre société. Lère de la lutte antitrust ne pouvait pas commencer sans
la volonté politique pour le faire, avant que le peuple réussisse à convaincre les politiciens quils les
soutiendraient dans leur affrontement contre les hommes les plus riches et les plus puissants du
monde.
Pouvons-nous retrouver cette volonté politique ?
James Boyle, un universitaire spécialisé dans le copyright, a analysé comment le terme « écologie »
a marqué un tournant dans le militantisme pour lenvironnement. Avant ladoption de ce terme, les
personnes qui voulaient protéger les populations de baleines ne se considéraient pas forcément
comme combattant pour la même cause que celles qui voulaient protéger la couche dozone ou
lutter contre la pollution de leau ou les pluies acides.
Mais le terme « écologie » a regroupé ces différentes causes en un seul mouvement, dont les
membres se sont montrés solidaires les uns des autres. Ceux qui se souciaient de la pollution de
leau ont signé les pétitions diffusées par ceux qui voulaient mettre fin à la chasse à la baleine, et
ceux qui sopposaient à la chasse à la baleine ont défilé aux côtés de ceux qui réclamaient des
mesures contre les pluies acides. Cette union en faveur dune cause commune a radicalement
changé la dynamique de lenvironnementalisme et ouvert la voie à lactivisme climatique actuel et
au sentiment que la préservation de lhabitabilité de la planète Terre relève dun devoir commun.
Je crois que nous sommes à laube dun nouveau moment « écologique » consacré à la lutte contre
les monopoles. Après tout, la technologie nest pas la seule industrie concentrée, ni même la plus
concentrée.
On trouve des partisans du démantèlement des trusts dans tous les secteurs de léconomie. On
trouve partout des personnes abusées par des monopolistes qui ont ruiné leurs finances, leur santé,
leur vie privée, leur parcours et la vie de leurs proches. Ces personnes partagent la même cause que
ceux qui veulent démanteler les Géants de la tech et ont les mêmes ennemis. Lorsque les richesses
sont concentrées entre les mains dun petit nombre, presque toutes les grandes entreprises ont des
actionnaires en commun.
La bonne nouvelle, cest quavec un peu de travail et de coordination, nous disposons dune volonté
politique largement suffisante pour démanteler les Géants de la tech et tous les secteurs qui y sont
concentrés. Commençons par Facebook, puis nous nous attaquerons à AT&T/WarnerMedia
[groupes étatsuniens, comparable à Orange et Vivendi respectivement].
La mauvaise nouvelle, cest que la majeure partie de ce que nous entreprenons aujourdhui pour
dompter les Géants de la tech plutôt que de démanteler les grandes entreprises, nous empêchera de
les démanteler demain.
Actuellement, la concentration des Géants de la tech signifie que leur inaction en matière de
harcèlement, par exemple, place leurs utilisateurs devant un choix impossible : sabsenter du débat
public en quittant Twitter, par exemple, ou subir des agressions ignobles en permanence. La collecte
et la conservation excessives de données par les Géants de la tech se traduisent par un odieux vol
didentité. Et leur inaction face au recrutement dextrémistes signifie que les partisans de la
suprématie blanche qui diffusent leurs fusillades en direct peuvent toucher un public de plusieurs
milliards de personnes. La concentration des technologies et celle des médias implique une
diminution des revenus des artistes, alors que les revenus générés par les créations de ces derniers
augmentent.
Pourtant, les gouvernements confrontés à ces problèmes aboutissent tous inévitablement à la même
solution : confier aux Géants de la tech le soin de contrôler leurs utilisateurs et de les rendre
responsables de leurs mauvais comportements. Vouloir obliger les Géants de la tech à utiliser des
filtres automatisés pour tout bloquer, de la violation des droits dauteur au trafic sexuel, en passant
par lextrémisme violent, implique que les entreprises technologiques devront consacrer des
millions pour faire fonctionner des systèmes conformes.
Ces règles, comme la nouvelle directive européenne sur les droits dauteur, la nouvelle
réglementation australienne sur le terrorisme, la loi américaine FOSTA/SESTA sur le trafic sexuel
et dautres encore, signent larrêt de mort des petits concurrents émergents qui pourraient contester
la domination des Géants de la tech, mais nont pas les moyens financiers des opérateurs historiques
pour acquérir tous ces systèmes automatisés. Plus grave, elles fixent un plancher en deçà de ce que
nous pouvons espérer imposer aux Géants de la tech.
Cest parce que toute initiative visant à démanteler les Géants de la tech et à réduire leur taille se
heurte à une limite, celle qui consiste à ne pas la réduire trop sous peine de les empêcher de financer
leurs activités, car investir dans ces filtres automatisés et sous-traiter la modération de contenu
coûte cher. Il va déjà être difficile de séparer ces monstres chimériques fortement concentrés qui ont
été assemblés les uns aux autres pour obtenir des bénéfices de monopoles. Il sera encore plus
difficile de le faire tout en trouvant un moyen de combler le vide réglementaire créé si ces autorégulateurs étaient soudain contraints de se retirer.
Laisser les plateformes atteindre leur taille actuelle leur a conféré une position dominante quasi
irréversible. Les charger de missions publiques pour remédier aux pathologies créées par leur taille
rend presque impossible la réduction de cette taille. Je répète, encore et encore, si les plateformes ne
deviennent pas plus petites, elles deviendront plus grandes, et à mesure quelles grandiront, elles
engendreront davantage de problèmes, ce qui entraînera une augmentation de leurs missions
publiques et leur permettra de devenir plus grandes encore.
Nous pouvons essayer de réparer Internet en démantelant les Géants de la tech et en les privant des
bénéfices de monopole, ou bien nous pouvons essayer de réparer les Géants de la tech en les
obligeant à consacrer leurs bénéfices de monopole à la gouvernance. Mais nous ne pouvons pas
faire les deux. Nous devons choisir entre un Internet dynamique et ouvert ou un Internet dominé et
monopolisé, dirigé par les Géants de la tech contre lesquels nous nous battons en permanence pour
les obliger à bien se comporter.
Make Big Tech small again
Briser les monopoles est difficile. Démanteler les grandes entreprises est coûteux et prend du temps.
Tellement de temps que lorsque vous y êtes enfin parvenu, le monde a évolué et a rendu inutiles des
années de contentieux. De 1969 à 1982, le gouvernement américain a engagé une procédure
antitrust contre IBM en raison de sa position dominante sur le marché des ordinateurs centraux,
mais elle a capoté en 1982 parce que les ordinateurs centraux étaient de plus en plus remplacés par
des PC.
Il est beaucoup plus facile dempêcher la concentration que de la corriger, et le rétablissement des
contours traditionnels de la loi antitrust américaine empêchera, à tout le moins, toute nouvelle
concentration. Cela signifie linterdiction des fusions entre grandes entreprises, linterdiction pour
les grandes entreprises dacquérir des concurrents émergents, et linterdiction pour les plates-formes
de concurrencer directement les entreprises qui dépendent de ces plates-formes.
Ces pouvoirs sont tous rédigés dans le langage clair et simple des lois antitrust américaines donc, en
théorie, un futur président américain pourrait simplement ordonner à son procureur général de faire
appliquer la loi telle quelle a été rédigée. Mais après des décennies d« éducation » judiciaire qui
vantait les bénéfices des monopoles, après que de nombreux gouvernements eurent rempli les
tribunaux fédéraux de supporters des monopoles rémunérés à vie, pas sûr quune simple
intervention administrative suffise.
Si les tribunaux contrarient le ministère de la Justice et le président, la prochaine étape serait le
Congrès, qui pourrait éliminer les doutes sur la façon dont la loi antitrust devrait être appliquée aux
États-Unis en adoptant de nouvelles lois qui reviennent à dire « Arrêtez ça. Nous savons tous ce que
prévoit la loi Sherman. Robert Bork était un hurluberlu déjanté. Que les choses soient claires, on
lemmerde ». En dautres termes, le problème des monopoles, cest le monopole la concentration
du pouvoir entre les mains de quelques-uns, qui rogne notre droit à lautodétermination. Sil y a un
monopole, la loi veut quil disparaisse, point. Bien sûr, il faut se débarrasser des monopoles qui
créent un « préjudice pour le consommateur » en augmentant les prix, mais il faut aussi se
débarrasser des autres monopoles.
Mais cela ne fait quempêcher les choses dempirer. Pour contribuer à les améliorer, nous allons
devoir former des alliances avec dautres militants du mouvement écologiste anti-monopole ce
serait un mouvement de pluralisme ou dautodétermination et prendre pour cibles les monopoles
existants de chaque industrie avec des règles de démantèlement et de séparation structurelle qui
empêcheraient par exemple la domination sans partage du géant Luxottica sur tout ce qui est
optique et lunetterie, tant dans la vente que la fabrication. De façon significative, peu importe dans
quel secteur industriel commencent les ruptures. Une fois quelles auront commencé, les
actionnaires de tous les secteurs se mettront à regarder avec scepticisme leurs investissements dans
les monopoles.
Lorsque que les briseurs de trusts feront leur entrée sur scène et commenceront à mener la vie dure
aux monopolistes, le débat au sein des conseils dadministration des entreprises évoluera. Les
personnes qui se seront toujours senties mal à laise face au monopole auront un nouvel argument
puissant pour contrer leurs adversaires redoutables dans la hiérarchie de lentreprise : « Si nous
utilisons mes méthodes, nous gagnerons moins dargent, si nous utilisons les vôtres, un juge nous
infligera des amendes de plusieurs milliards et nous exposera aux moqueries et à la désapprobation
générale. Donc, même si je reconnais quil serait vraiment génial de réaliser cette fusion, de
verrouiller la concurrence, ou de racheter cette petite entreprise et de la faire disparaître avant
quelle ne constitue une menace, nous ne devrions vraiment pas le faire sauf à vouloir se livrer
pieds et poings liés au département de la Justice et être trimballés sur la route des briseurs de trusts
pendant les dix prochaines années ».
Régler le problème de Géants de la tech va nécessiter de nombreuses itérations. Comme la écrit le
cyber juriste Lawrence Lessig dans son ouvrage Code and Other Laws of Cyberspace (1999) [NdT :
ouvrage non traduit en français], nos vies sont régies par quatre forces : la loi (ce qui est légal), le
code (ce qui est technologiquement possible), les normes (ce qui est socialement acceptable) et les
marchés (ce qui est rentable).
Si vous pouviez dun coup de baguette magique obtenir du Congrès quil adopte demain une loi qui
modifie la loi Sherman, vous pourriez utiliser les démantèlements à venir pour convaincre les
investisseurs en capital-risque de financer les concurrents de Facebook, Google, Twitter et Apple
qui attendent en coulisses après avoir subi une réduction de leur taille.
Mais pour amener le Congrès à agir, il faudra un virage normatif à 90 degrés, un mouvement de
masse de personnes préoccupées par les monopoles et qui souhaitent les faire sauter.
Pour que les gens sintéressent aux monopoles, il faudra des innovations technologiques qui leur
permettent de voir à quoi pourrait ressembler un monde sans les Géants de la tech. Imaginez que
quelquun crée un client tiers très apprécié (mais non autorisé) sur Facebook ou Twitter, qui freine
le flux algorithmique anxiogène tout en vous permettant de parler à vos amis sans être espionné,
quelque chose qui rendrait les médias sociaux plus sociables et moins toxiques. Imaginez
maintenant que ce client soit fermé au cours dune violente bataille juridique. Il est toujours plus
facile de convaincre les gens quil faut agir pour sauver une chose quils aiment que de les faire
senthousiasmer à propos de quelque chose qui nexiste même pas encore.
Ni la technologie, ni la loi, ni le code, ni les marchés ne sont suffisants pour réformer les Géants de
la tech. Mais lun des concurrents rentables de ces derniers pourrait financer un mouvement
législatif. Une réforme juridique peut encourager un fabricant à concevoir un meilleur outil. Loutil
peut créer des clients pour une entreprise potentielle qui apprécie les avantages dInternet mais qui
veut obtenir ces outils sans passer par les Géants de la tech. Et cette entreprise peut obtenir un
financement et consacrer une partie de ses bénéfices à la réforme juridique. 20 GOTO 10 (ou
répétez lopération autant de fois que nécessaire). Répétez lopération, mais cette fois, allez plus
loin ! Après tout, cette fois, vous commencez avec des adversaires des Géants de la tech plus
faibles, un électorat qui comprend que les choses peuvent être améliorées, des concurrents des
Géants de la tech qui contribueront à assurer leur propre avenir en finançant la réforme, et du code
sur lequel dautres programmeurs peuvent sappuyer pour affaiblir encore plus les Géants de la
tech.
Lhypothèse du capitalisme de surveillance, selon laquelle les produits des Géants de la tech
fonctionnent vraiment aussi bien quils le disent, et ça explique pourquoi cest le bins partout, est
trop simpliste sur la surveillance et encore plus sur le capitalisme. Les entreprises espionnent parce
quelles croient à leurs propres baratin, elles le font aussi parce que les gouvernements les laissent
faire, et parce que les avantages quelles tirent de lespionnage sont tellement éphémères et minimes
quelles doivent espionner toujours plus pour maintenir leur activité.
Et quest-ce qui fait que cest le bins ? Le capitalisme.
Plus précisément, le monopole qui crée linégalité et linégalité qui crée le monopole. Cest une
forme de capitalisme qui récompense les sociopathes qui détruisent léconomie réelle pour gonfler
leurs résultats. Ils sen sortent pour la même raison que les entreprises sen sortent en espionnant :
parce que nos gouvernements sont sous lemprise à la fois dune idéologie selon laquelle les
monopoles sont tout à fait valables et aussi sous lemprise de lidée que dans un monde
monopolistique, mieux vaut ne pas contrarier les monopoles.
La surveillance nengendre pas un capitalisme dévoyé. Mais le capitalisme sans contrôle engendre
la surveillance. La surveillance nest pas malsaine parce quelle permet à certain de nous manipuler,
elle est malsaine parce quelle réduit à néant notre capacité à être nous-mêmes, et parce quelle
permet aux riches et aux puissants de découvrir qui réfléchit à la construction de guillotines et
quelles crasses utiliser pour discréditer ces apprentis constructeurs avant même quils narrivent à la
scierie.
En profondeur
Avec tous les problèmes que posent les Géants de la tech, on pourrait être tenté de vouloir revenir à
un monde dépourvu de technologie. Ne succombez pas à cette tentation.
La seule façon de résoudre notre problème avec les Géants de la tech est de le traiter en profondeur.
Si notre avenir ne repose pas sur la haute technologie, ce sera parce que la civilisation sest
effondrée. Les Géants de la tech ont connecté un système nerveux planétaire pour lensemble de
notre espèce, qui, avec les réformes et les changements de cap appropriés, peut nous aider à
surmonter les défis existentiels auxquels sont confrontées notre espèce et notre planète. Il ne tient
quà nous désormais de nous emparer des outils informatiques, en soumettant ce système nerveux
électronique à un contrôle démocratique et transparent.
Je suis, au fond de moi et malgré ce que jai indiqué plus haut, un fervent partisan de la technologie.
Pas dans le sens où il faudrait lui laisser le champ libre pour exercer son monopole sous prétexte
quelle permet des « économies déchelle » ou autre obscure particularité. Je suis partisan de la
technologie parce que je crois quil est important de bien lutiliser et que mal le faire serait une
catastrophe absolue et bien lutiliser peut nous permettre de travailler tous ensemble pour sauver
notre civilisation, notre espèce et notre planète.